Dans son sixième et tout dernier livre, Cher pinard, la caviste, sommelière et journaliste explore le goût du vin, de sa genèse à ses tendances actuelles, en passant par son langage, ses experts… Passionnant.
Vous l’écrivez vous-même : il n’y a sans doute jamais eu autant d’outils et de livres pour accompagner la dégustation. Pourquoi alors un nouvel ouvrage sur le sujet ? Quel est son point de départ ?
Depuis plusieurs années maintenant, j’interroge le vin sous un angle politique. Il est traversé de tant d’histoires, de cultures… Autant de prétextes à examiner, par son prisme, ce qu’il se passe dans nos sociétés. Cher pinard s’inscrit dans ce travail de longue haleine. Après Vigneronnes qui examinait la question des femmes dans le milieu du vin, puis Manifeste pour un vin inclusif sur le langage, cette fois, très codifié de cette boisson, explorer le goût m’est apparu comme une progression logique. J’étais tout particulièrement portée par la dichotomie entre ce qui est déclaré être aimé et ce qui est effectivement bu…
La première partie de cet ouvrage questionne la genèse du goût. Dans ce domaine, contre toute attente, les paramètres à prendre compte sont légion…
Oui, il est communément admis que le goût serait très naturel et instinctif. Une création ex nihilo tout à fait personnelle. En témoignent les expressions « Tous les goûts sont dans la nature » ou « À chacun ses goûts ». Pourtant, le contexte, l’éducation, le milieu socio-culturel, l’environnement, la culture… influencent la construction du goût et ce, dès la naissance, même in utero, puis tout au long de la vie.
Suit la difficulté de dire le goût du vin, de le partager, de le rendre intelligible au plus grand nombre…
Tout un vocabulaire est effectivement corrélé à cet univers. Des mots qui rendent parfois l’expression du goût et la dégustation assez difficiles à appréhender pour tout à chacun. D’autant que, si les professionnels s’emparent assez vite du jargon en question, pour celles et ceux qui ont une connaissance limitée du vin, l’apprentissage de ce langage se révèle complexe. Intimidant même. D’ailleurs, le fait que ça le reste n’est pas tout à fait anodin…
Et que dire lorsque les barrières de la langue et de la culture s’en mêlent…
Les structures de langage ne sont pas du tout les mêmes d’un pays à l’autre. Là où les commentaires de vin en anglais sont plutôt analytiques, leurs pendants français apparaissent davantage poétiques. Les références changent aussi d’une culture à une autre. Je me souviens avoir interviewé une Équatorienne qui, lors de ses études au Québec, avait pour la première fois entendu parler d’arômes de pomme verte, de pomme cuite… Elle me confiait avoir été perdue : ces notes lui étaient totalement inconnues, au point d’acheter différentes variétés de ce fruit, pour les déguster crues puis cuites et se familiariser ainsi avec leurs saveurs. Non seulement elle devait s’approprier une langue, mais aussi toute une culture du goût.
Entre ces difficultés à analyser objectivement le goût et à le retranscrire de manière compréhensible, quid des sommelier.ères ou encore des critiques ? Quelle importance leur accorder ?
Intégrer le fait que ces experts parlent de leur propre point de vue, de leur propre expérience culturelle et sociale, s’impose. Leur goût reste très subjectif et, en aucun cas, le bon. Je me bats contre cette idée, cette notion de valeur absolue. Il y a de la place pour des vins très différents et autant de chemins de traverse. Les experts sont là pour nous inviter à les suivre… ou non. Ce ne sont pas des messies. D’où l’utilité de se rapprocher de celles et ceux qui ont un vécu semblable aux nôtres et qui pourront ainsi davantage appréhender nos goûts. Je pense en particulier aux cavistes. Des personnes avec qui il est possible d’avoir de vraies conversations…
C’est là, dans ces échanges, que vous trouvez votre plaisir ?
J’adore ça. C’est la raison pour laquelle ce métier de caviste me plaît tant. Il a un côté très théâtral. En mettant en relation les gens avec le vin, on ne discute pas seulement de goût, mais aussi des vigneronnes et des vignerons qui sont derrière. On rejoue leur histoire… Et puis, il y a une vraie part de psychologie. Dans l’instant, nous devons être capables de dessiner une personnalité, des attentes…, en abordant le sujet du vin bien sûr, mais pas que. Parler musique peut par exemple m’aider. Tant et si bien qu’à force de discussions, je commence à très bien connaître certains de mes clients. Je sais ce qu’ils aiment manger, avec qui, ce qu’ils écoutent… C’est un métier très cool pour ça.
Tout au long de Cher pinard, vous adoptez un ton certes rigoureux et pédagogue, mais aussi très drôle et inclusif. Cela change…
C’est ma façon de faire depuis mes débuts. Parler comme un livre, reproduire le modèle d’éducation aux vins que j’ai reçu durant mes études, celui de tous ces vieux professeurs d’œnologie qui ânonnent des appellations le nez dans leurs ouvrages, ne m’intéresse pas. On peut y mettre plus de naturel. Avec son poids culturel et historique, le monde du vin est parfois tellement hermétique que l’humour permet justement de faire passer des messages, de désamorcer des sujets de tension, d’interroger des vieux réflexes ou clichés, tout en faisant preuve – et j’y tiens – de professionnalisme. Lorsque j’aborde par exemple la question des vins nature, je veille à rester la plus rigoureuse possible. Il y a tant de discours biaisés sur le sujet. Cela n’empêche pas de s’autoriser à être drôle. Et, heureusement ! Sinon, la vie serait vraiment chiante.
Après avoir décortiqué le goût du vin, votre ouvrage examine les tendances actuelles de ce secteur : comment et que boit-on aujourd’hui ?
La manière de consommer le vin a beaucoup évolué ces dix, quinze, vingt dernières années. En tant que caviste, je ne peux que le constater. De plus en plus de gens viennent me voir pour un verre à boire devant une série ou un film Netflix plutôt que pour la bouteille qui accompagnera leur sempiternel gigot du dimanche ou celle qui vieillira dans leur cave. Aujourd’hui, on achète des vins pour se faire plaisir et pour les consommer rapidement. Par ailleurs, j’ai de plus en plus de jeunes qui s’intéressent au vin, et plus précisément à ce qu’il y a derrière : ici, une belle histoire ; là, un plus grand respect de la nature ; plus loin, un véritable souci d’inclusion, de diversité… Une vraie curiosité donc, qui s’accompagne d’une consommation plus volatile, moindre en vin et davantage tournée vers des boissons peu ou pas alcoolisées : des co-fermentations, des distillations avec macération, des infusions…
Ces alternatives aux vins sont nombreuses : vous y consacrez la dernière partie de Cher pinard…
Parler d’une consommation qui pourrait être plus sobre et, au-delà, d’alcoolisme crée systématiquement une crispation, voire une réaction épidermique. Les « hygiénistes » en prennent pour leur grade. « Mais, quelle est cette société où l’on ne peut plus rien faire ?! » Or, pour que le monde du vin survive et s’ouvre, il faut accepter de porter ce discours : oui, les boissons peu ou pas alcoolisées peuvent coexister avec le vin ! Tout comme le nature avec le conventionnel, les grandes marques de champagne avec les petits domaines… C’est un écosystème global. Tant qu’on ne l’intégrera pas, on n’avancera pas. Bien au contraire.