Rencontre avec Nicolas Mathieu

Le 12 mai prochain, à 18h30, le lauréat du prix Goncourt 2018 pour Leurs enfants après euxsera à l’Athenaeum à l’occasion d’une rencontre-dédicace autour de son nouveau roman Connemara*. Petite interview en guise d’amuse-bouche…

Il serait déplacé de s’en plaindre bien sûr, mais le Goncourt n’a-t-il pas rendu plus difficile l’écriture de ce nouvel ouvrage ?

Oui, c’est sûr, on se sent attendu, limite épié. On connait cette fameuse malédiction du prix Goncourt, ces auteurs qui n’ont plus fait grand-chose de significatif ensuite. C’est une inquiétude. Et puis, le prix vous arrache à votre vie, votre quotidien, vos habitudes. Réécrire a été assez difficile, à maints égards…

Après l’adolescence, vous vous attachez cette fois à la quarantaine. Pourquoi cette autre période de la vie, maintenant ?

Je ne sais pas trop. Là encore, il s’agit d’un moment de crise, quelque chose qui m’intéressait et me tourmentait. J’imagine que ma propre expérience n’est pas étrangère à ce choix, même s’il ne s’agit pas d’un roman autobiographique.

Chacun s’accorde sur l’extrême justesse de vos personnages : comment réussissez-vous cela ? Quels sont vos « matériaux » : l’observation, l’enquête… ?

Je puise tout d’abord dans mon environnement, des gens que je connais, que j’hybride, des détails, je les fais interagir. Et peu à peu, ils prennent de l’épaisseur, se mettent à exister pour eux-mêmes. Il m’arrive aussi d’enquêter bien sûr. L’exploration d’univers comme ceux du hockey ou du consulting ne se fait pas au doigt mouillé. Mais, ce qui importe vraiment, c’est de « sentir » les personnages, et de les faire exister à travers des situations. C’est comme ça qu’ils se mettent vraiment à prendre vie.

N’y aurait-il pas aussi beaucoup de vous dans Connemara ? Au fond, qu’a-t-il de personnel ce livre ?

Tout et rien. C’est un peu une pirouette… Mais, de fait, j’ai nourri Hélène et Christophe (les deux personnages principaux du roman, ndlr) d’expériences très personnelles. Au-delà, je me trouve un peu partout, par le regard, le sens du détail, les sujets qui m’importent, la manière de les dire, la langue… Dans le même temps, la fiction est là qui produit sa distance, brasse les choses, m’éloigne et donne son autonomie au livre.

Le monde du travail est très présent tout au long du roman, en particulier le consulting. En quoi cet univers vous est apparu pertinent ?

J’avais vu des consultants à l’œuvre pendant mon parcours professionnel. Ils me semblaient incarner à merveille l’esprit du temps : le pouvoir de l’expertise, de la novlangue, la propagation dans tous les domaines de valeurs idéologiques qui semblent aller de soi comme la performance, l’efficacité… Dans ce personnage de consultant qu’est Hélène, et à travers son métier, je pensais pouvoir saisir un règne et ses outils, la manière dont ces experts exercent leur empire sur nos vies, et jusque dans le gouvernement des gens.

Le corps a tout autant sa place : le corps sportif, vieillissant, mais aussi et surtout charnel, de manière assez crue et réaliste d’ailleurs. Qu’est-ce qui justifie selon vous ce parti pris, cette sensualité… ?

Je pense que nous sommes tous, avant tout, et jusqu’au bout, des corps et que le premier lien qu’un corps entretient avec le monde est sensoriel. J’essaie donc de ménager la place la plus large à cet aspect. Ce que nous ressentons, éprouvons, les odeurs, le goût, les lumières, ce que font nos corps, comment ils changent, comment ils se rencontrent… C’est à mon sens la grande aventure de nos vies : être au monde avec des corps. Et ça n’est en rien une manière d’opposer corps et esprit, ou sens et intellect. Tout cela est très lié. Il n’y a pas d’intelligence sans la peau.

Et la famille dans tout cela : vous en donnez une vision assez noire, non ?

(Rires) Non, il me semble qu’on l’idéalise beaucoup. Une famille, c’est un havre, mais aussi une formidable usine à névroses. Chacun doit survivre à sa famille. Globalement, je n’idéalise rien du tout. À mes yeux, la littérature représente une puissance de démystification, pas le relais des billevesées qu’une société s’adresse à elle-même.

De manière plus large, Connemara rend compte d’une époque, d’un territoire, de ses classes sociales… : est-ce aussi cela le rôle de l’écrivain ? Doit-il donner à penser, en plus de donner à ressentir ?

Un écrivain ne doit rien du tout. Il n’a aucune obligation contractuelle. Il fait ce qu’il veut, en fonction de ses possibilités et des appétits. Pour ce qui me concerne, j’ai un regard d’emblée politique. C’est à dire qu’il décèle partout, et presque sans le vouloir, des rapports de force, des écarts, des frontières et des passages, ce qui fait un moment, comment on vit ensemble aujourd’hui, mûs par quelles volontés et quelles hantises. Je marche comme ça. Il faut faire avec son métabolisme.