Rencontre avec Jacques Perrin, auteur

Né dans le Valais, cet ancien professeur de philosophie compte parmi les dégustateurs les plus reconnus de sa génération. Le fruit notamment de décennies de pérégrinations, dans les vignobles du monde entier, dont ce fondateur du Club des Amateurs de Vins Exquis tire aujourd’hui un livre : L’Archipel du Goût. Un voyage initiatique dans l’univers du vin, entre fleuves, mers, rivages, coteaux, volcans, sommets…

Comment avez-vous imaginé cet ouvrage ?

Comme un véritable road movie. Avec un point de départ : la Bourgogne, l’archétype du terroir. Une empreinte. Pour moi, c’est là que tout a commencé : ma première découverte du vin, des climats, des crus… Là que j’ai eu la chance de rencontrer des personnes comme Hubert de Montille, Henri Jayer, Lalou Bize-Leroy, Aubert de Villaine… Et puis, dans ce livre, direction le Rhône. Tel Le bateau ivre de Rimbaud, je descends ce fleuve, arrive en Méditerranée, pars vers la mer Égée pour le mont Athos et, plus loin, l’Arménie, l’un des pays dont est originaire le vin, avec la Géorgie… À chaque fois, une nouvelle géographie du goût et des rencontres, tels des tableaux, tous différents les uns des autres, sur lesquels se pencher à sa guise. Car, j’avais aussi envie de rythme. Celui-là même qui, selon Roland Barthes, apporte le plaisir du texte. De nos jours, les récits sont tellement formatés. Il n’y a pas de surprise. Alors que la vie, elle, est surprise…

Ce n’est donc pas un livre technique…

Pas du tout. Après avoir enseigné le vin, participé à des milliers de verticales, horizontales et autres dégustations en tout genre, écrit de nombreux articles pointus, notamment pour le semestriel Vinifera, sur des domaines, des appellations, des régions viticoles…, j’aspirais à autre chose. Je voulais aborder le vin autrement, essayer de le faire aimer de celles et ceux qui n’y connaissent rien, donner à comprendre, au fond, ce qu’il est, à travers le voyage.

Justement, qu’est-ce que le vin pour vous ?

Le vin est un don, quelque chose qui nous est offert. C’est aussi une promesse. Celle de se revoir, de vivre un moment ensemble, dans une durée qui, tout à coup, est débarrassée de toutes contingences, de tous soucis. C’est une forme de communion, un lien. D’où le nom donné à ce livre. Le goût est éminemment subjectif. On goûte différemment, en fonction de notre physiologie, de notre histoire… En la matière, chacun peut donc être considéré comme une île. Malgré tout et, c’est cela qui est beau, partout des représentations du goût se font, à travers des communautés, des collectifs, des prescripteurs… Des esthétiques du goût se créent ainsi et relient une à une les îles que nous sommes.

Ce lien est fragilisé, non ?

Oui, nous sommes en train de le perdre. Faute sans doute de mémoire historique. Les jeunes générations, particulièrement addictes aux réseaux sociaux, ne se préoccupent pas toujours d’où viennent les choses, de leurs sens premiers. On l’a vu en Bourgogne avec ces faussaires, auxquels je consacre quelques pages, qui ont dévoyé le vin en l’utilisant comme un ascenseur social. C’est assez symptomatique de la situation actuelle. Plus que jamais le terroir représente l’assise permettant à la pyramide vins d’exister, en tant que symbole à la fois philosophique et même mystique. Mais, dans la réalité, ses expressions ne représentent même pas 5% de la production mondiale. Tout le reste n’est que technologique ou industriel. Nous sommes à un carrefour crucial. Le vin est menacé. Il est de plus en plus associé à de l’alcool. C’est pour cette raison que j’aborde dans ce livre le lien entre ivresse et sobriété. Cette question me paraît fondamentale. À mon sens, le meilleur vecteur contre l’alcoolisme, c’est justement la culture et la civilisation des vins fins, de terroir, à la saveur profonde. Nous devons les promouvoir et perpétuer, d’une certaine manière, la mission du symposiarque qui, dans les banquets de la Grèce antique, déterminait ce que chacun pouvait boire pour atteindre la juste ivresse.

Vous parlez de saveur : la cuisine s’invite régulièrement dans votre livre…

Cuisine et vin sont liés. À l’évidence. Pour ma part, je me suis d’abord adonné à la première. Après huit années passées en internat à l’Abbaye de Saint-Maurice, je ne rêvais que d’une chose : m’attabler à l’un de grands restaurants de Genève où je résidais désormais. J’avais 20 ans. Deux ou trois années plus tard, je partais sur les routes du goût, sans manquer une occasion, dès que j’avais mis un peu d’argent de côté, de tester un 2 ou 3 étoiles. J’étais passionné, au point d’effectuer un stage chez Frédy Girardet. Lui a proposé de me garder ; moi, j’avais d’autres envies : je voulais voir et éprouver le monde. Cette ambition, le vin l’a nourrie. J’ai créé une société d’importation, découvert beaucoup de vignerons peu ou pas connus comme Jules Chauvet, Marcel Lapierre, Anselme Selosse… Je les ai accompagnés. Tout était à créer. J’ai eu une chance extraordinaire…