À l’occasion d’un entretien fleuve – « on est très bavard dans la famille » –, ce grand professionnel, attentif et sensible, se livre. À Gevrey-Chambertin, le ton posé, l’œil pétillant et le sourire en coin, il évoque pêle-mêle les changements climatiques, la biodynamie, les pratiques vertueuses mises en place, « son » Alsace et ses vins de lieu, depuis que son épouse Andrée y a repris le domaine familial… Passionnant.
Les Trapet n’ont pas toujours été Gibriaçois…
Effectivement, petits vignerons nous exploitions des vignes, non pas à Gevrey-Chambertin, mais à Chambolle-Musigny, avant que Louis Trapet, mon arrière-arrière-grand-père ne convole en justes noces avec Marie Raillard et qu’ils acquièrent en commun – fait rare – une première parcelle le 23 octobre 1859. Le domaine se développa à force de travail et de bon sens. Mais il y eut aussi des rencontres aussi déterminantes que fortuites, comme celle avec ce pépiniériste du sud de la France, à l’aube de la propagation du phylloxéra. Alors jeune officier, enrôlé dans la Guerre franco-allemande de 1870, il souffla à mon arrière-arrière-grand-père l’idée de greffer… Un heureux hasard : cela sauva nos vignes et marqua le début d’une nouvelle ère.
Comment êtes-vous venu à la biodynamie ?
La famille encore et toujours. Elle compte un biodynamiste de la première heure : Bernard Ronot. Un personnage haut en couleurs, une figure, vers qui Andrée et moi nous sommes naturellement tournés, après avoir repris la conduite du domaine au début des années 1990. On a la chance en Bourgogne de produire des vins appréciés dans le monde entier : on doit être exemplaire. C’est important pour moi. Nous, nous avions déjà supprimé les herbicides. Mais, nous restions marqués par les récits de mon grand-père sur ces vignerons qui perdaient des récoltes entières à cause du mildiou. Il fallait avoir des vignes « propres ». Sulfater s’imposer… Ça l’obsédait. À la fin de sa vie, il missionnait même ma grand-mère, pour aller vérifier que la sulfateuse avait quitté le domaine, signe selon lui que nous nous en servions. En fait, mon père la parquait dans un recoin du village… Mais bon, Andrée et moi avons fini par sauter le pas. C’était un non-sens de nous arrêter au milieu du gué. En 1997, tout le domaine passait en biodynamie. Une conviction, des gestes que l’on pratique toujours avec pragmatisme, sans dogme aucun.
À l’image des expérimentations menées par Biodyvin…
Oui, nous avons créé cette association en 1995. Présidée par mon copain Olivier Humbrecht, elle organise des dégustations et des formations. Surtout, elle promeut les travaux de chercheurs indépendants en quête de preuves tangibles et reproductibles des bienfaits de la biodynamie sur le raisin, le végétal et sol.
Pour revenir au domaine maintenant, quelles sont dans les grandes lignes les pratiques mises en place ?
Les évolutions climatiques sont cruelles. Elles nous invitent à être actifs, voire pro-actifs. Sur le modèle de l’association créée par Aubert de Villaine pour sauvegarder le pinot noir, nous avons mis en place notre propre conservatoire. En cas d’arrachage, on prend systématiquement soin de replanter une parcelle témoin. Et pour cause, ce cépage, riche d’une incroyable diversité génétique, est un véritable traducteur de lieu. Demain, plusieurs de ces cultivars pourraient nous être très utiles.
Vous avez également surélevé vos vignes ?
Oui, j’ai deux enfants, Pierre et Louis, particulièrement éveillés aux pratiques responsables. Ils ont plein d’idées et autant d’expérimentations à mettre en place. Ils nous usent (rires)… Parmi elles, le changement du système de palissage, en piquets hauts ou sur échalas. Dans notre cas, on parle tout de même de plus de 50.000 piquets ! Ce n’est pas anodin… Au-delà du travail à fournir, j’avais quelques inquiétudes, je dois le reconnaître. Heureusement, elles se sont révélées infondées. Pour l’instant… Je touche du bois. La première d’entre elles est liée au fait que la vigne a particulièrement besoin de toute son énergie durant la floraison. Je craignais que ce mode de développement, plus lâche, ne la contraigne. Ce n’est pas le cas. Je redoutais aussi des risques de maladie plus élevés, compte tenu d’une surface foliaire plus grande. Il n’en est rien. Je me demande, au fond, si couper la cime de la vigne ne la perturbe pas davantage. Comme si le fait de laisser cette liane arrêter sa croissance quand elle le souhaite lui permettait de mieux s’exprimer. Sans parler de l’ombre portée, plus significative, qui facilite les conditions de travail, réduit la pression hydrique et offre une belle acidité, y compris sur des millésimes comme celui de 2022 ; ni de la question des couverts végétaux, encore plus pertinente en présence de vignes surélevées. Depuis 3 ans maintenant, on a des semis : une légumineuse d’abord, souvent de la vesce – même si je commence à la trouver trop envahissante -, puis une céréale telle que l’orge ou le seigle… Tout cela est passionnant !
Il a fallu du coup adapter les machines ?
Tout à fait. Les tracteurs traditionnels n’enjambaient plus. On a opté pour des modèles hauts, ; dont un électrique. Un engin créé par un couple d’ingénieurs, fille et fils d’agriculteurs. Ça fonctionne plutôt bien, même si on a essuyé les plâtres dans un premier temps. Mais, il faut bien passer par là, non ? À ces tracteurs s’ajoute toute une batterie de simili-brouettes automotrices… Pierre et Louis partagent une vision très holistique des choses. Ils sont même allés jusqu’à s’imposer des objectifs de dépenses carbone par hectare…
Et côté cave ?
Là aussi, les expérimentations sont légion. On a notamment lancé dès 1996 notre première cuvée sans soufre : A minima. Une création née de la venue de Julien Dutruy au domaine. Vigneron dans le Genevois, il voulait se former chez nous à la biodynamie. À l’époque, je venais de lire l’excellent Jules Chauvet ou le talent du vin de Jacques Néauport. Je me sentais d’attaque pour des essais en cuve sans soufre… On a privilégié le gamay, le plus gaillard des cépages, associé au pinot noir. Résultat ? Ce vin de plaisir, à la belle acidité là encore ; ce qui n’est pas rien à cette époque. Mais bon, en matière de SO2, il faut savoir raison garder ou, comme le dit l’expression consacrée, « il vaut mieux peut-être un peu d’intrants que des intrus »… Autre terrain de jeu, les contenants. À l’image des cuves ovoïdes. L’expérience a du mal à le vérifier, mais cette forme favoriserait la formation d’un mouvement brownien et donc les échanges… À voir. Quoi qu’il en soit, le vin c’est de l’esthétique : travailler ce type de format fait sens.
Vous qui avez un pied en Bourgogne, un autre en Alsace, que partagent ces deux régions viticoles ?
Il existe à mon sens une grande communauté d’esprit entre les vignerons bourguignons et alsaciens. Les uns comme les autres célèbrent les vins de lieu et de garde. Quand on aime le beau, le bon et le vrai, on ne peut aller que vers là !