Avant sa venue à l’Athenaeum le 16 novembre prochain, l’auteur de L’amour et les forêts, d’Existence ou encore de Comédies françaises, présente son dernier roman Sarah, Susanne et l’écrivain, finaliste du Goncourt et du Prix Médicis. Sarah confie l’histoire de sa vie à un écrivain qu’elle admire, afin qu’il en fasse un roman. Dans celui-ci, elle s’appelle Susanne…
L’écrivain est sollicité par Sarah. Qu’en est-il pour vous ? Avez-vous également reçu une sollicitation du même genre ?
En 2017, une femme que je ne connaissais pas me demandait mes coordonnées sur Facebook. « Je vis une histoire douloureuse et silencieuse qui me donne le sentiment d’être dans l’un de vos romans et je veux vous la raconter », m’indiquait-elle. Interpellé, je lui communiquais mon adresse mail, avant de recevoir quelques semaines plus tard un texte de deux pages, intitulé « Inspire », me confiant la situation dans laquelle elle se trouvait. À sa lecture, j’étais bouleversé. J’ai tout de suite su que ce serait l’un de mes prochains romans. J’en avais la certitude. Pendant tout le temps que j’écrivais Comédies françaises, un nouveau livre a commencé à germer, à croître en moi, à se ramifier, à prendre corps. Dans ma tête, une vraie rêverie se mettait en place… Le préalable nécessaire, pour moi, à l’écriture d’un roman. Au moment de me mettre au travail, j’écrivais à cette femme pour lui dire que oui, comme elle en avait manifesté le désir, j’allais écrire ce roman et voulais vérifier qu’elle était toujours d’accord. Elle s’en réjouissait. Depuis, c’est une amie.
Pourquoi, dans ce cas précis, le récit de votre lectrice vous a interpellé ?
Le désir impérieux d’écrire un livre ne se commande pas. Cela advient ou n’advient pas. Une histoire intéressante ne suffit pas. J’en lis ou en entends pas mal. Là, au fil des deux pages rédigées par cette lectrice, une nécessité apparaissait. Cette situation me fascinait. Je la comprenais de l’intérieur, j’étais dans une empathie immense avec cette femme. Deux éléments en particulier me donnaient vraiment envie d’écrire ce roman. D’abord, l’image de cette lectrice venant chaque soir devant ses fenêtres pour regarder vivre sa famille, parce qu’elle en était exclue. Cette image, je voulais la faire exister dans un livre. C’est pour elle que je l’ai écrit. Ensuite, le silence. Je trouvais très intéressant, sur le plan littéraire, de traiter de sa violence. Surtout après L’amour et les forêts, dans lequel la violence est manifeste. Ici, elle se traduit par le silence irrévocable derrière lequel se tient le mari de Sarah comme de Susanne. C’est ce qui les détruit psychologiquement.
Bien qu’inspiré de faits réels, votre livre n’en reste pas moins une fiction, une œuvre très personnelle…
Comme je vous le disais, cette lectrice, je ne la connaissais pas du tout. Les personnages de Sarah et de Susanne ont donc été construits à partir de ce que je suis moi. Je les ai nourris de ma culture, de mon rapport au réel, de mon tempérament, de mon idéalisme, de mes pensées du moment, de mes obsessions… Et ce d’autant plus que cette femme m’avait demandé qu’on ne la reconnaisse pas. Sarah en est donc déjà une transposition fictionnelle. De sorte que Susanne, elle, en devient un personnage de fiction au carré. C’est cela mon travail d’écrivain…
En quoi ce dispositif vous a intéressé, celui de Sarah et de son double, dans lequel le lecteur peut parfois se perdre ?
À partir de la matière accumulée et de cette rêverie qui était en moi, j’aurais très bien pu écrire un roman linéaire dont le personnage principal aurait été Sarah… Mais je n’en avais pas envie. Je m’ennuyais déjà à cette idée. Il me manquait l’excitation, le feu, la flamme. Raconter une histoire pour raconter une histoire ne m’intéresse pas. Celle-ci doit à mes yeux être transcendée par une forme, une recherche esthétique, le désir de faire vivre à mes lecteurs des expériences sensibles et esthétiques fortes. Heureusement, après six mois de « marasme », j’avais une illumination, cette idée d’un dialogue entre un écrivain et une femme dont il s’inspirerait de la vie pour écrire son prochain livre qu’il lui raconterait avant de le finaliser. Je savais alors que je tenais enfin mon roman et que j’allais pouvoir me mettre au travail. Ce qui me portait dans ce dispositif narratif, c’était d’abord l’excitation de cette forme que j’étais impatient de mettre en place – impatience qui ne s’est jamais démentie d’ailleurs, puisque j’ai écrit ce livre dans une grande allégresse. Ensuite, à l’écriture d’un roman, j’aime me transformer en illusionniste, en magicien. En l’occurrence, je me disais que si je réussissais mon coup, ce pourrait être assez incroyable pour le lecteur de voir, dans un même espace romanesque, cheminer, en transparence l’une de l’autre, deux femmes, pas tout à fait différentes, pas tout à fait identiques, qui vivent la même situation simultanément, dans deux endroits distincts. Cela donnerait plus d’impact encore à cette histoire. Et puis, cela permettrait de la rendre plus universelle : qui dit deux points dit une droite, qui dit une droite dit une infinité de points. Donc, derrière Sarah et Susanne, il y a une infinité de femmes qui pourraient vivre la même situation. Maintenant, pour ce qui est de la confusion du lecteur, je ne crois pas qu’il se perde dans l’histoire. Il en suit le fil. Simplement, il ne sait plus parfois s’il est avec Sarah ou Susanne. Ce trouble, je le voulais. J’aime donner à vivre cette expérience, ces petites secousses, ces moments où le sol se dérobe sous le lecteur…
Le ressort de ce roman tient aussi à l’histoire même de Sarah, à sa lente déchéance. Un vrai thriller qui part pourtant d’une situation très banale, que chacun de nous pourrait connaître…
En effet, je souhaitais que le point de départ de ce roman soit une situation d’apparence harmonieuse. Le mariage de Sarah est à bien des égards réussi. Elle s’entend bien avec son mari. Il n’y a pas de conflit. Ils font l’amour régulièrement. Lui n’est ni toxique ni contrariant… Il fait juste semblant. Le voilà petit à petit dans un simulacre, une pantomime de vie amoureuse, à un moment de sa vie où Sarah, après avoir réchappé à une maladie extrêmement grave, aspire, elle, à la plus grande intensité. Elle est dans une renaissance. Elle aimerait que son mari l’accompagne d’une façon beaucoup plus étroite et intime, qu’ils vivent les choses ensemble et non pas l’un à côté de l’autre. Cette situation est insupportable à certains conjoints. C’est le cas de Sarah. Il suffit qu’elle fasse voler en éclats cette union de convention pour que son mari se révèle alors un parfait inconnu. L’histoire que m’a racontée cette lectrice était de ce point de vue saisissante. Du jour où elle annonçait à son époux qu’elle partait, elle ne le reverrait plus du tout. Je n’aurais jamais pu imaginer une telle scène. La véracité de ce témoignage m’autorisait à y aller vraiment. Un peu comme une montgolfière reliée à la terre par un filin : je savais que je pouvais m’élever dans les airs, loin, haut. J’avais la vérité pour moi.
Avez-vous eu des nouvelles de la lectrice qui vous a inspiré ce roman ?
Pendant tout le temps qu’elle vivait cette situation de mise à l’écart de son foyer, personne ne la comprenait. Une grande solitude l’entourait. C’est ce qui l’a abîmée, l’a fracturée intérieurement. Le fait qu’il existe un livre inspiré de son vécu, qu’elle-même soit sortie de cette situation, qu’elle ait rencontré un autre homme, qu’elle soit heureuse, qu’elle ait lu mon livre avant parution, et que ce roman rencontre du succès, qu’il fasse l’objet de nombreux articles, de bonnes critiques…, l’enchante. Elle se sent comprise rétrospectivement. La voilà réparée. Désormais, cette femme se réjouit chaque jour de s’être arrachée à ce foyer pour se déplacer et, dans le fond, trouver une nouvelle place, plus juste.
À quelques jours de l’annonce des résultats du Goncourt et du Prix Médicis, dans quelle disposition d’esprit êtes-vous ?
Je suis hyper heureux de vivre cela. Il y a longtemps que j’en avais envie. Ce n’est pas rien… Pour l’instant, je vis cette situation de l’intérieur, avec beaucoup de joie et d’intensité. À l’approche du 7 et du 9 novembre, j’imagine que je serai plus fébrile…
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L’automne, les arbres perdent leurs feuilles, les jours raccourcissent et la rentrée littéraire livre enfin les noms des lauréats de ses prix. Mardi 7 novembre, à l’heure du déjeuner, au restaurant Drouant à Paris, dans un tsunami de micros et de perches tendus, Didier Decoin, le président du jury Goncourt, prononcera le nom du 121ème élu(e) du prix littéraire français le plus prestigieux. La vie d’un écrivain basculera alors dans un tourbillon médiatique et des chiffres de ventes multipliés par 7 ou 10. Un auteur primé est en effet traduit en 30 ou 40 langues et tourne dans le monde entier au gré d’une promotion jamais vécue. Très loin donc du chèque symbolique reçu de… 10€ ! Tout aura commencé trois mois plus tôt quand plus de 500 romans débarquent en librairie. Début septembre, les 10 membres du jury Goncourt se réunissent pour établir une première liste de 15 titres. Une seconde, réduite de moitié, est ensuite publiée, puis une dernière, de 4 finalistes. Cette année, trois hommes et une femme patientent fébrilement jusqu’au jour « G » : Jean-Baptiste Andrea pour Veiller sur elle(L’Iconoclaste), Gaspard Kœnig pour Humus (Éditions de l’Observatoire), Éric Reinhardt pour Sarah, Susanne et l’écrivain (Gallimard) et Neige Sinno pour Triste tigre (P.O.L.). Ces deux derniers auteurs ont choisi d’interroger la littérature et la fabrication d’un roman, le premier dans une construction vertigineuse sur le processus d’écriture et la seconde à travers la « narrative non fiction ». Gaspard Kœnig et Jean-Baptiste Andrea, eux, nous proposent deux romans qui questionnent pour l’un l’écologie, à travers le parcours de deux amis très différents socialement, et pour l’autre l’amour impossible entre un homme et une femme que tout oppose dans l’Italie du XXème siècle. Verdict ce mardi. Dans tous les cas, le fameux bandeau rouge est prêt à être imprimé et les lecteurs impatients de découvrir le Goncourt 2023 !