Les jours suivant la parution de son premier ouvrage, « Le Consentement », Vanessa Springora apprend le décès brutal de son père, après des décennies d’absence. En vidant son appartement, elle découvre deux photos de son grand-père paternel, portant des insignes nazis. C’est la consternation. S’ensuit une enquête kaléidoscopique : le fil rouge de son nouveau livre « Patronyme ». Présentation, avant sa venue à l’Athenaeum, le 3 avril prochain.
Après la sidération dans laquelle vous plongent vos découvertes, vous mettez tout cela de côté. Deux ans plus tard pourtant, vous décidez de mener l’enquête. Pourquoi ? Qu’est-ce qui vous incite à sauter le pas ?
Au moment où j’ai fait ces découvertes, à la fois bouleversantes et terrifiantes, dans l’appartement de mon père, aussi bien sur sa propre vie que sur le passé caché de mon grand-père, je n’avais ni la disponibilité d’esprit ni le temps pour mener l’enquête : j’étais en pleine sortie de « Le Consentement », j’étais prise dans une tornade médiatique, mais aussi très remuée par l’ouverture de l’enquête judiciaire qu’a entraînée la parution de ce livre. Beaucoup d’événements se sont enchaînés jusqu’au confinement. Ce n’était vraiment pas la bonne période pour faire face à ces découvertes, j’avais déjà trop à faire et à penser avec « Le Consentement », qui a ensuite été traduit dans une trentaine de langues, ce qui a prolongé de deux ans la période de promotion. En fin de compte, ce qui m’a ramenée à ces découvertes, ce sont deux événements consécutifs, mais sans lien entre eux. D’abord l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 et puis une invitation quasi simultanée, que j’ai reçue pour le festival du livre de Prague. Mon grand-père paternel étant né en Tchécoslovaquie, j’ai vu dans cette invitation, et ce retour de la guerre sur le sol européen, un signe, une sorte d’obligation morale, vis-à-vis de mon père, mais aussi vis-à-vis de moi-même, de me pencher sur ce passé trouble de mon grand-père, ainsi que sur nos origines slaves.
Comment vous est venue l’envie ou, peut-être, la nécessité, d’en faire un livre ? Cette enquête, écrite en grande partie à la première personne, à la façon d’un journal intime, est très personnelle. Pourquoi vous êtes-vous dit qu’elle pourrait intéresser un plus large public que votre entourage ; qui plus est, à notre époque ?
Je crois sincèrement que les histoires individuelles ont toutes une dimension universelle. D’abord, il y a la question du non-dit, du tabou familial autour d’un nom et d’un récit falsifiés. Toutes les familles ont des secrets, mais ce qui m’a intéressée, c’était avant tout de comprendre les effets d’un secret de famille sur les générations suivantes. Ensuite, en découvrant le passé nazi de mon grand-père, très vite j’ai ressenti le besoin, pour ne pas dire le devoir, de transmettre cette histoire. Elle renvoie à des questions qui sont d’une actualité brûlante : qu’est-ce que chaque génération porte et transmet ? Qu’est-ce qu’elle tente à l’inverse d’occulter ? Les parallélismes qui surgissent entre les années 30 et l’époque actuelle font frémir, plus encore aujourd’hui où je vois malheureusement mes pires inquiétudes se confirmer. Cet écho du présent avec la période qui a précédé la Seconde Guerre mondiale, m’a convaincue que c’était là le sujet de mon prochain livre. Le passé éclaire-t-il le présent ? Est-il un éternel recommencement ? J’ai toujours la foi dans la littérature, je crois qu’elle nous aide à éclairer nos existences, à faire contrepoids, pour tenter d’inverser la marche du monde… Et si l’on veut ne pas reproduire les mêmes erreurs que celles de nos aînés, il faut commencer par rappeler ce qu’ils ont vécu, raconter les choix tragiques auxquels ils ont été confrontés. Dans « Patronyme », je m’interroge aussi beaucoup sur le consentement à la barbarie de la part d’hommes ordinaires, comme l’était mon grand-père. Pourquoi et comment se laisse-t-on séduire par une idéologie de haine ? « Patronyme » est donc aussi un journal des années que nous venons de traverser, une tentative de décryptage de notre époque, tout autant qu’une enquête strictement personnelle.
Toutes les informations réunies vous permettent, au fil des pages, de reconstituer, dans les grandes lignes, le parcours de votre grand-père. Le style de votre écriture suit, de plus en plus précis, ciselé, au fur et à mesure que l’enquête avance…
Oui, c’est une écriture au fil de l’eau, au plus près de cette enquête à laquelle j’associe les lecteurs et lectrices pour qu’ils dénouent avec moi les fils de cet enchevêtrement de récits farfelus et contradictoires, pour qu’ils aient envie eux aussi de recomposer ce puzzle. Il fallait beaucoup de clarté et de précision pour ne pas les perdre en cours de route. Pour rendre ce récit plus vivant encore, je me suis aussi autorisé quelques embardées romanesques, de courts chapitres de fiction que j’ai écrits pour tenter de combler les zones d’ombres et de reconstituer certains liens manquants, mais toujours à partir d’éléments factuels que j’ai pu dénicher. J’avais beaucoup travaillé sur des archives de toutes sortes, françaises, allemandes, tchèques, américaines. Il fallait en faire des matériaux littéraires, les faire parler au sens propre. Et puis, ce livre est aussi une promenade littéraire en compagnie d’auteurs qui comptent pour moi, de Kafka à Kundera en passant par Jiří Weil et Jaroslav Hašek, des auteurs tchèques qui font le pont entre les XXe et XXIe siècles, sans oublier Zweig, bien sûr, qui est central. Le livre est assez inclassable, parce que rien n’était linéaire dans cette histoire de ruptures et de brisures successives, à la fois mémorielle, généalogique, mais aussi géographique et politique. J’ai longtemps cherché la forme qui lui donnerait une unité, tout en laissant la place aux différentes hypothèses, en ne cherchant pas à enfermer mon père et mon grand-père dans des portraits trop figés ou univoques. Cette construction hybride, en perpétuel mouvement, est à l’image de mes hésitations, des obstacles que j’ai rencontrés, de la joie de trouver des réponses, même parcellaires. Elle est en fin de compte aussi insaisissable que ces deux figures masculines qui ont façonné mon identité, mon père et mon grand-père. Mais, c’était pour moi la seule façon de rendre justice à la complexité des époques et des individus.
Comment ressortez-vous de ces mois d’enquête et d’écriture ? Quel a été cette fois-ci le prix de la vérité ?
Même si le fruit de cette enquête écorne très sérieusement l’image que j’avais de mon grand-père, je ressens une sorte de soulagement. Aussi douloureuses soient-elles, j’ai enfin obtenu des réponses pour m’aider à comprendre l’énigme qu’avait toujours été pour moi mon père, sa personnalité indéchiffrable, le fait qu’il n’ait pas réussi à « être un père », précisément, et qu’il ait fui toute sa vie ses responsabilités, toute forme d’engagement, professionnel ou affectif. J’ai compris que lorsqu’on ne questionne pas la véracité d’un récit officiel, alors qu’il est manifestement tronqué, voire mensonger, on commence soi-même à endosser la responsabilité du mensonge. On en devient complice. Et on en porte la honte toute sa vie. Ça a été le cas de mon père qui a toujours protégé le secret de son propre père, en s’enferrant dans la mythomanie. S’il s’est inventé toute sa vie de multiples personnalités, des ascendances et des fonctions prestigieuses, c’était à la fois pour couvrir le mensonge originel de son père sur sa véritable identité, mais aussi pour fuir cette origine inavouable. C’est un mécanisme qui m’apparaît comme évident aujourd’hui et j’ai vu à quel point il était mortifère. Je suis heureuse aussi d’avoir pu déblayer un peu le chemin pour mon fils qui en sait davantage aujourd’hui sur ses origines que moi à son âge.