Après Corniche Kennedy, Naissance d’un pont ou encore Réparer les vivants, elle signe Jour de ressac. Un roman noir, plus personnel, à part, qui fera l’objet d’une rencontre & dédicace ce jeudi 12 décembre, à l’Athenaeum. Avant-propos…
L’appel d’un officier de police judiciaire informant la narratrice d’une affaire la concernant – le corps d’un homme à identifier, retrouvé sur la voie publique, au Havre – constitue l’amorce de ce nouveau livre. Vous, qu’est-ce qui vous a poussée à vous mettre au travail cette fois ?
Difficile de répondre à cette question d’un seul mot, net et précis. Plus que d’un fait unique, il s’agit plutôt d’un faisceau d’intentions. À commencer par le souhait de travailler sur la découverte d’un corps humain, sur la voie publique, une plage en l’occurrence, comme échoué. Qu’est-ce que cela raconte du monde dans lequel on vit ? Certaines formes de violence, bien sûr, endémiques des villes portuaires (règlements de compte, narcotrafic…), la tragédie migratoire aussi, mais également Pasolini et peut-être Ulysse qui, comme la narratrice, rentre chez lui. À cela s’ajoute Le Havre, à l’évidence, et puis, sans doute, la recherche de l’expression d’une voix, unique cette fois, avec l’usage d’un « je » narratif, là où mes précédents romans étaient davantage polyphoniques.
Une voix unique donc et plus personnelle aussi que par le passé : pour la première fois, il semble que vous ayez eu envie de partir de vous, d’être davantage le matériel de votre roman. C’est exact ? Pourquoi ce parti pris ?
Cela fait longtemps que j’écris maintenant. Plus de 15 ans. Corniche Kennedy, Naissance d’un pont, Réparer les vivants, Un chemin de tables, Un monde à portée de main… se sont enchaînés sur cette prévalence du motif documentaire. L’idée qu’une fiction permet d’explorer une réalité précise, l’œuvre d’un collectif : la construction d’un pont suspendu, la transplantation cardiaque, le fac-similé… Cette fois, je me suis sentie portée par l’envie de travailler la langue autrement, sur une focale plus serrée, autour du cadre optique et psychique d’un seul être. Cela, couplé au fait d’écrire sur la ville du Havre, où j’ai grandi, que j’ai quittée, a donné un texte plus personnel. Donc, oui, d’une certaine manière, j’ai pris à rebours mes ouvrages précédents pour partir de moi. Même si, ce roman, de mon point de vue, catalyse les mêmes intentions que les autres.
Partir de vous : c’est ce choix qui vous a amenée à écrire à la 1ère personne et, peut-être aussi, à ne pas donner de prénom à votre héroïne ?
Tout à fait, mais cette narratrice reste un personnage de fiction. Elle n’est pas mon avatar. Elle représente une autre figure que moi. Je voulais absolument éviter le livre de souvenirs et m’inscrire dans le roman, une forme littéraire qui m’accroche encore beaucoup. Alors oui, nous sommes presque semblables. Je suis un peu plus âgée qu’elle, j’exerce un métier qui se rapproche du sien, le doublage, notamment à travers cette notion de faire parler, de mettre des mots, des phrases, dans la bouche des autres. En revanche, elle a, je pense, son histoire, sa sociologie. On l’attrape dans un contexte assez particulier, à un moment de fragilité : elle a échoué à certains enregistrements, elle a le sentiment de perdre la voix… Elle a une vie qui lui est propre. Mais, c’est vrai, elle catalyse aussi pas mal de choses de moi. Je pourrais rajouter sa passion pour les histoires. Le roman s’articule autour de bien d’autres récits que le sien. Elle rencontre des gens qui lui racontent des choses, elle écoute, elle relance… Pour une héroïne de roman d’intériorité, elle est tapissée d’extériorité.
La narratrice, vous le dîtes, n’est ni tout à fait vous, ni tout à fait une autre. Plus qu’un roman d’identification, Jour de ressac est une œuvre de reconnaissance, non ?
Oui, bien sûr. C’est l’idée de qu’est-ce qui fait trace ?, comment vit-on avec ce qui perdure en nous ? C’est la question, au fond, d’un passé très radioactif. Pourtant, j’étais davantage partie sur un roman d’identification. Même si le sujet a quelque chose d’assez sec, d’assez carré, il me passionne aussi. Mais, on n’écrit jamais vraiment le livre qu’on veut. On dérive. Au fil de l’eau, ce texte est devenu un roman de reconnaissance et Le Havre, fort de son passé, un espèce de palimpseste. Cette ville qui justement, un jour, ne s’est pas reconnue, a été rendue méconnaissable…
À ces questions de la reconnaissance s’ajoute une autre aventure, celle de la langue, en strates, sans cesse amendée, pour mieux préciser, imprimer, toucher… Comme un travail sur lequel on reviendrait encore et encore pour l’améliorer sans cesse. Avez-vous tâtonné dans l’écriture de ce roman ?
De manière générale, j’écris les livres en une fois. Il n’y a pas de premier jet. Non pas que je ne veille pas à la qualité de mes textes, bien au contraire ; mais, disons que je ne pourrais pas travailler pour du beurre, pour faire mieux dans un second temps. En revanche, dans ce cas précis, force est de constater que ce roman-là, je l’ai écrit très lentement, avec pas mal de tâtonnements, de doutes… J’ai vu, à un moment donné, la ville se dresser et l’intrigue policière passer derrière. Cette dérive déstabilise, mais je sentais que la vérité du texte se logeait ailleurs. La temporalité aussi, celle d’une histoire qui se déroule sur un jour, s’est établie pendant l’écriture. Je ne l’avais pas anticipée. Sans parler du fait que j’ai l’habitude d’écrire en revenant sur mon ouvrage, en entrouvrant, en enchâssant…, pour créer des poches, préciser et, de là, parfois digresser.
Et l’IA dans tout cela ? Elle s’immisce dans votre roman, au fil des pages sur le doublage, menaçant l’avenir professionnel de la narratrice. C’est un sujet qui vous interpelle, vous inquiète… ?
Évidemment ! Ça m’intéresse beaucoup. Le fait que les voix de synthèse prennent le relais des paroles humaines me semble inéluctable. La traduction, c’est un peu différent. Dans ce domaine, il y a tout un métatexte, un sous-texte… C’est, à mon avis, déjà un peu plus complexe ; même si, pour tout un pan de la traduction, l’IA est d’ores et déjà très présente. En ce qui concerne mon travail maintenant, je m’interroge bien sûr : comment cela peut-il évoluer ? Ne s’agissant de rien d’autres que de puissances de calculs, même si on promptait tous les paramètres d’une écriture, elles pourraient, de mon point de vue, n’en fournir qu’un pastiche. Ce qui fait le roman tient à l’agencement de ses éléments par l’auteur, aux liens qu’il lève entre ses personnages et leurs récits. Lui seul en détient les clefs. L’IA, je pense, n’a pas cette capacité. Demain, le recours à une écriture toujours plus autobiographique pourra peut-être la mettre systématiquement en échec…