Rencontre avec Jean-Arnaud Frantzen, maître de chai

Sur LinkedIn, une seule expérience mentionnée : « Michel Couvreur. Janv 1998 – aujourd’hui : 26 ans et 11 mois ». Autant dire qu’il a parfaitement connu l’éleveur-assembleur de whiskies vieillis principalement en fûts de xérès et de porto à Bouze-lès-Beaune et qu’il veille à en perpétuer l’héritage, aux côtés désormais de Cyril Deschamps et d’Alexandra Couvreur-Deschamps, son épouse. Explications.

Comment avez-vous rencontré Michel Couvreur ?

À 24 ans, une licence de la vigne et du vin en poche et le service militaire derrière moi, j’arpentais les domaines de la région avec l’ancien sommelier de Bernard Loiseau. Jusqu’à ce qu’il m’amène ici… Je découvrais l’histoire de Michel Couvreur, celle de cet ex-négociant de vins de Bourgogne puis de spiritueux, installé à Bouze-lès-Beaune dans les années 1950, avant de tenir une cave à Londres, de s’établir dans les Orcades en Écosse pour y distiller ses propres whiskies et de revenir chez lui, en Côte-d’Or, comme éleveur-assembleur cette fois. Un parcours incroyable. J’étais séduit.

Ça n’a pas dû être évident au début…

Michel Couvreur était un personnage. Avant mon arrivée, en 1998, il avait toujours œuvré seul. D’entrée, il m’a mis dans les caves,… un marteau-piqueur en main. L’éloge la patience. Au bout d’un an à ses côtés, il m’offrait un livre de la Pléiade : « Les Présocratiques ». « Pour être bien fait, tout travail manuel demande une forme d’intelligence. Dans cette quête, la musique, la peinture, les voyages, la philosophie… vous nourriront, vous construiront humainement, et c’est cette sensibilité qui vous guidera. »

Vous le disiez la « signature » de Michel Couvreur reste l’élevage : comment vous fournissez-vous en fûts ?

Une à deux fois par an, nous nous rendons dans les bodegas, en Espagne, pour goûter les vins sur fûts. Fraîchement vidées, jamais rincées, encore moins nettoyées, les pièces en question doivent avoir pleinement participé à l’élaboration de bons vins. C’est l’un de nos critères absolus. Le commerce des fûts est devenu un tel business. Ce que nous achetions en moyenne 300 francs il y a 25 ans vaut aujourd’hui 3.000 euros. Certaines bodegas en ont fait leur cœur de métier, utilisant, de fûts en fûts, le même vin fatigué, sur-boisé, oxydé…, avant de le transformer en sauce barbecue et de vendre ses contenants à prix d’or. Rien à voir avec les façons de faire de nos partenaires, auprès de qui nous nous fournissons en fûts d’oloroso, de manzanilla, de pedro jimenez de 80 ans, 100 ans ou plus… C’est une part de leur mémoire que nous emportons avec nous à chaque fois. Ils doivent être en confiance pour accepter de nous la transmettre. J’ai dû ainsi batailler plus de 5 ans pour réussir à acheter un fût de Niepoort ou encore montrer patte blanche au manager d’Equipo Navazos au cours d’un dîner test. En France, c’est plus simple : nous parlons la même langue, nous sommes plus connus. Nous avons donc aussi acquis des fûts de Dominique Derain, Jean-François Ganevat, Stéphane Tissot, La Rectorie…

Pourquoi cet attrait pour les pièces de xérès et de porto ?

D’une part, leur bois est saturé en vin, environ 50 l par fût. De 80-100 ans d’âge, chacun pèse ainsi 50 à 100 kg de plus que neuf. D’autre part, il s’agit systématiquement de vieux vins, d’une grande complexité, avec des notes de zan, réglisse, amer, caramélisé, grillé… Comme l’alcool est volatile, il capte toutes ces aromatiques, présentes en nombre. Certains éleveurs laissent à peine un an à leurs whiskies pour le faire. Nous, nous préférons donner le temps au fût et à son distillat de se rencontrer et d’échanger, pour parler d’une voix.

Justement, comment se passe l’élevage ?

Nous disposons de deux types de cave. La première est sèche. C’est un chai de démarrage, assez technique dans son agencement, permettant de perdre peu en concentration d’alcool – de 0,2 à 0,3% par an –, et davantage en volume – de 2 à 3% par an –, de manière à développer l’énergie, l’aromatique, du whisky. L’autre, très humide, n’a rien à voir. Elle est l’âme de notre maison, le fruit d’un projet fou. Entre 1969 et 1972, avec l’aide de l’un des architectes du tunnel du Mont-Blanc, Michel Couvreur a réalisé, à coups de dynamitages et de dérochage, une galerie de 100 m de long, dans les sous-sols calcaires des jardins de sa maison de Bouze-lès-Beaune. Là, les whiskies perdent en degré alcoolique – de 2 à 3% par an – et très peu, voire pas, en volume, afin, cette fois, de s’arrondir. Dès le début de l’élevage, chaque fût se voit attribuer un code, doublé de projections, d’orientations. Il s’agit d’essayer d’imaginer le profil de leur contenu dans 5, 10, 12 ans, voire au-delà. Salins, les distillats élevés dans des fûts de finos, par exemple, apporteront de la fraîcheur à l’assemblage. Ils seront ma lumière. Vieillies en barriques de moscatel, des eaux-de-vie plus tourbées relèveront, elles, l’ensemble réalisé, de leurs notes grillées, viandardes. Ce sera mon umami. Tout cela suppose de goûter encore et toujours nos stocks, de mettre des mots, intelligibles de tous ici, sur nos ressentis. Nous avons donc notre rituel : le vendredi matin, nous nous réunissons pour nous accorder sur les descriptifs en question et veiller ainsi à parler le même langage.

Suit l’assemblage…

Là comme en finish, le maître mot, c’est l’équilibre : les émotions en découlent. Soit, un alcool intégré et donc aucune sensation de brûlant, une texture soyeuse en bouche et des longueurs, des persistances… Une fois, ces trois notions réunies, le distillat est prêt à être travaillé. Dans les grandes lignes. Car, parfois, le « déséquilibre » d’un fût apporte l’harmonie nécessaire à l’assemblage. Je pense par exemple aux élevages très vieux. Leur degré d’alcool, descendu à 36-38%, c’est-à-dire en dessous des 40% requis pour l’appellation whisky, nous permet de faire baisser à son tour le titre alcoométrique de l’assemblage, sans utiliser d’eau, et donc de gagner en complexité, en concentration, en énergie, plutôt que de les diluer.

Il n’existe pas de recettes toutes faites alors ?

Oui et non. Si, les yeux fermés, j’assemblais 5% de ceci, 10% de cela…, ça ne marcherait pas. Chaque fût apporte son patrimoine, qui évolue dans le temps, en fonction du vin initialement contenu, du millésime, de la qualité du bois, de son épaisseur… Pour autant, notre gamme compte une dizaine de classiques pour lesquels nous devons garantir une régularité certaine. Plus de que recettes coulées dans le marbre, il est donc encore et surtout question de goûts et de ressentis. C’est comme en musique : il y a des notes, une partition, et l’émotion liée à leur interprétation, à la façon d’en jouer à l’instant t. En l’occurrence, pour moi, c’est le matin, dans la pénombre de la cave humide, au calme, autour, par exemple, de la réalisation de l’une de nos signatures comme le blended malt « Overaged  », issu de l’assemblage de divers fûts apportant, ici, des notes de tabacs blonds ; là, de fleurs séchées…, ou de celle d’une création exclusive. Pour l’un de nos principaux clients de Séoul, nous avons accepté le brief suivant : un 12 ans d’âge riche, sombre, élégant, avec une pointe de fumé, des notes florales et pas mal de puissance. J’ai d’abord cherché à préciser les contours de cet assemblage, puis identifié un à un les fûts concernés, avant la réalisation d’un premier échantillon puis la prise en compte des commentaires reçus. Après, direction l’atelier d’embouteillage, toujours à la commande ici. C’est l’un de nos particularismes. Le remplissage se fait sans pompe, par gravité, le bouchage au liège et à la cire et l’étiquetage sur l’angle de la bouteille. Telle est notre identité. Celle pour laquelle nos clients nous apprécient aussi.

En parlant d’appréciation, comment se goûte un whisky ?

S’il est froid, comme ici en cave, il convient d’en réchauffer le verre, dans le creux de sa main, pour réveiller ses aromatiques. Contrairement au vin en revanche, on ne grume pas et, une fois le whisky dégusté ou recraché, il est d’usage d’inspirer par la bouche et d’expirer par le nez pour apprécier ses longueurs et ses persistances. Sans parler du service : de préférence moins que les 4 cl habituellement versés. C’est suffisant et, très agréable, en fin de repas, pour terminer vos agapes sur une lampée de whisky et garder ses saveurs 10 minutes durant. Je vous le recommande…

Et les distillats dans tout ça ?

Au fil du temps, Michel Couvreur en a acquis un incroyable stock. Nous disposons aujourd’hui de 500.000 l. Chaque année, 10% sont utilisés pour nos commandes et 5% sont perdus par évaporation. Ajoutez à cela notre souhait de proposer constamment de nouvelles créations et ce sont près de 100.000 l par an de distillats qu’il faut rentrer. C’est de moins en moins évident. Face aux coûts de l’énergie notamment, la qualité des eaux-de-vie de grains écossaises tend à se lisser. Cyril Deschamps et Alexandra Couvreur-Deschamps ont donc décidé de sauter le pas, en lançant le projet d’une distillerie maison. Elle a ouvert en janvier 2022, à Bouze-lès-Beaune toujours. C’est là, à la sortie du village, que nous élaborons notre brassin de bière par fermentation en cuve bois ouverte, sans filtration, à partir de levures indigènes. Suit une double distillation à la flamme directe. Soit, par lot de 2.500 l de brassin, après deux passes de 8 heures chacune et en ne gardant que le cœur, 250 l de distillat à 65%. À terme, trois distillats différents seront produits : l’un tourbé pour des saveurs iodées, l’autre grillé pour plus de matière et le dernier, très léger, pour exprimer au plus près le goût de l’orge bio local travaillé par un groupement de céréaliers des environs. D’ailleurs, la semaine prochaine, ce sera au tour de notre malterie d’ouvrir ses portes à Dijon. Nous maitriserons alors l’ensemble de la chaîne ! 

Que de projets !

C’est tout l’avantage de travailler au sein d’une maison indépendante, artisanale et familiale comme Michel Couvreur. Nous sommes neuf au total. Que des personnes passionnées, enthousiastes, polyvalentes, portées avant tout par le goût, dont Cyril et Alexandra à la direction, leur fils Albéric, plutôt à la distillation, et moi comme maître de chai. Les décisions se prennent plus facilement, plus vite. Nous avons lancé des vieillissements en amphore pour voir. Des créations « satellites » sont commercialisées chaque année comme ce single mat vieilli pour partie dans des fûts de pinots noirs mutés du domaine Chandon de Briailles. Bientôt, je me rendrai à New York, au restaurant de Pascaline Lepeltier, pour échanger avec Stéphane Tissot et les équipes de la brasserie belge Cantillon sur nos expériences respectives avec les fûts des uns et des autres. Nous gardons une vraie liberté et cet esprit ouvert si cher à Michel Couvreur en personne.