Rencontre avec Rachida Brakni, auteure

La comédienne signe un premier livre : Kaddour. Le récit de six jours de deuil, de l’annonce de la mort de son père à sa mise en terre, durant lesquels elle convoque ce qu’elle sait de l’enfance de celui-ci en Algérie à travailler dans les champs, de toutes ces années à sillonner la France comme chauffeur-livreur… En creux, un portrait qui donne de la chair à tous ces hommes souvent réduits à leur seule condition de travailleurs immigrés. Poignant…

Comment, après le décès de votre père, vous est venue l’envie d’écrire Kaddour ?

Je ne pense pas qu’il y ait eu, à proprement parler, de genèse de ce livre. Quelques mois après la mort de mon père, j’ai ressenti un besoin impérieux d’expulser quelque chose. C’était une sensation profondément physique. Sans aucune arrière-pensée, j’ai ouvert mon ordinateur, j’ai commencé à écrire et je ne me suis plus arrêtée…

Vous n’aviez rien prémédité ?

Non. D’entrée m’est venue une première phrase : « Samedi 15 août 2020, ce n’est pas un jour pour mourir. » S’en sont suivis neuf mois de gestation de ce livre, assez fluide d’ailleurs, durant lesquels un découpage en six jours-six actes s’est très vite imposé. J’ai tout de suite compris que je voulais partir de l’annonce de la mort de mon père pour aller jusqu’à son enterrement, que le récit du quotidien de ces six jours me permettrait de faire des allers-retours entre présent et passé, que, de cette façon, je pourrais écrire en filigrane mon rapport à cet homme et, surtout, creuser la trajectoire qui a été la sienne.

Dans cette quête, La place d’Annie Ernaux vous a guidée… De quelle manière ?

Ce livre m’a construite. Pour la première fois, à l’âge de 23 ans, je me retrouvais face une œuvre littéraire qui parlait de mon père. À sa mort, j’ai ressenti le besoin de la relire, comme si, par son biais, je pouvais me reconnecter à lui. Et puis, lorsqu’Annie Ernaux a reçu son Prix Nobel de littérature, j’ai été invitée à lire, en sa présence, un extrait de cet ouvrage sur le plateau de La Grande Librairie. Personne ne savait alors que je m’étais lancée dans l’écriture de Kaddour. J’étais très émue. À mes yeux, Annie Ernaux est, sans doute, en France, l’écrivaine qui arrive le plus à rassembler au-delà de sa propre chapelle. Autour d’elle circulent tous les âges, toutes les identités, tous les sexes…

Personne ne savait que vous écriviez un livre ?

J’ai été moi-même très surprise de ce geste, je dirais même de cette transgression. La littérature est peut-être pour moi ce qu’il y a de plus précieux au monde. Je ne peux pas m’en passer. On touche là au sacré. Écrire n’était donc tout simplement pas pour moi. Je n’avais pas le droit et, a priori, pas les capacités de transgresser cet absolu, mon absolu.

Vous l’avez pourtant fait : Kaddour raconte l’histoire de votre père et, au-delà de son cas, de tous ces hommes déracinés dont vous écrivez de manière très touchante qu’ils sont « l’angle mort de l’Hexagone ». Que voulez-vous dire ?

Si je trouvais dans la littérature anglo-saxonne de nombreux échos à ma propre situation ou histoire, force est de constater, malheureusement, que le livre en France ne s’intéresse que très peu et, surtout récemment, aux récits des migrants algériens, comme d’ailleurs à ceux des autres déplacés qu’ont été les Polonais, les Portugais, les Italiens, les Espagnols, les Subsahariens… Pourtant, la guerre d’Algérie a touché, directement ou indirectement, un Français sur trois. Mis à part quelques œuvres comme le magnifique L’art de perdre d’Alice Zeniter, cette question n’a pas investi le champ littéraire. Seule la sociologie l’aborde. De fait et sans l’avoir anticipé toujours, je tenais, je crois, à ce que le portrait de mon père soit des plus ciselés, sur le fond comme sur la forme, et qu’il me permette de raconter l’histoire de tous ces oubliés, de leur redonner corps.

Vous parliez de la forme. Vous avez pris le parti de vous adresser à votre père en le tutoyant. Pourquoi ce choix ?

Là encore, rien de prémédité… L’emploi du « tu » s’est fait naturellement. Il y a tellement de pièces manquantes au puzzle de sa vie que s’adresser à lui de la sorte était, je pense, une façon de le convoquer, de l’interpeller. Même si, encore une fois, je n’aurai pas de réponses…

Qu’on ne se méprenne pas : si votre père était très pudique, avare de mots parfois, il était aussi très facétieux… C’est aussi cela ce livre ? Insister sur la singularité de cet homme au-delà du récit collectif ?

Exactement. Il y avait à l’évidence cette volonté. Dresser le portrait de quelqu’un, c’est aborder à la fois l’intime et l’universel, cette dimension qui fait que tout à chacun se retrouve dans le récit en question. L’un et l’autre sont étroitement liés.

Restaient les « blancs » à gérer…

Les silences sont inhérents à toutes les histoires familiales. Ces générations-là ne parlaient pas, quel que soit le milieu en question, je pense. J’en veux pour preuves tous les témoignages que je reçois par courrier. Des hommes et des femmes, pas forcément d’origine algérienne, des fils ou des filles de Portugais, d’Italiens, d’Espagnols…, m’écrivent pour se confier : ils se sont reconnus dans mon récit. Idem lors des rencontres et dédicaces organisées çà et là. J’y croise tous les sexes, tous les âges, toutes les couleurs… En un mot, la France ! Constater que ce livre convoque toutes les humanités me réjouit. C’est extra-extraordinaire !

Vous voilà prête à écrire à nouveau ?

Je continue, oui. Lorsque j’ai mis un point final à Kaddour, je tournais un peu en rond. Ce livre était devenu ma gymnastique quotidienne. J’ai ressenti un grand vide. Au point de me convaincre de ne pas attendre les réponses des deux éditeurs auxquels j’avais adressé mon manuscrit pour me remettre à l’ouvrage. Un roman, en l’occurrence. Sans mon père, je n’aurais probablement jamais écrit. Il m’a fait cet ultime cadeau. C’est un vrai bonheur. Je ne sais pas où je vais, mais je m’y frotte, je m’y cogne, je ne suis plus tributaire de qui que ce soit… J’adore ça.