Il y a plus d’un an maintenant, cette M.O.F. et Meilleure Sommelière de France publiait Mille Vignes – Penser le vin de demain. Un livre-somme qui interroge nos certitudes d’œnophiles pour mieux ouvrir le champ des possibles. Depuis New York, la directrice des boissons du restaurant Chambers de TriBeCa revient sur son travail, sur cet ouvrage devenu référence et, à travers lui, sur son engagement pour les vins vivants…
Comment a évolué le métier de sommelier ces dernières années ?
À New York, puisque c’est là que je travaille, un effet post-Covid s’est clairement fait ressentir. Les amateurs de vin ont pu étudier à loisir leur sujet de prédilection pendant le confinement. Nous avons dès lors affaire à une clientèle beaucoup plus pointue qu’avant, très informée, connectée et sensible aux questions environnementales comme sociétales. Des gens donc qui boivent mieux. Mais moins… C’est évident. Et ce, quel que soit leur profil. Du coup, il y a moins le droit à l’erreur. Plus que jamais, les sommeliers doivent trouver des vins qui changent, qui parlent, qui délivrent…
C’est plutôt exaltant, non ?
Je trouve, oui. Même si cela demande plus d’investissement personnel. L’époque du « j’achète, j’ouvre, je sers » est révolue. Je parle de New York toujours. Face à une clientèle plus exigeante, il faut faire le job. D’autant plus que le Covid s’est accompagné d’un véritable exode des talents. Celles et ceux qui sont restés ont davantage de tâches. Les voilà désormais manager et sommelier. Une double casquette donc. Un juste retour des choses selon moi. Il me paraît normal que le sommelier s’investisse davantage dans le service à tous les niveaux. Nous représentons l’une des rares professions de salle à devoir établir une relation vraiment intime avec le client pour comprendre ses goûts, en à peine 2 à 3 minutes, et lui conseiller le vin qui devrait lui plaire. Et ce, pour chacun, avec la même attention. Moi, je trouve ça passionnant…
De la même façon que vous veillez à répondre aux attentes de tous vos hôtes, quels qu’ils soient, vous signez un livre sur le vin, Mille Vignes, destiné au plus grand nombre. Pourtant, vous expliquez l’avoir écrit pour vous…
L’idée de cet ouvrage m’est venue au fil de mes cours et séminaires. Un constat m’interpellait : on enseigne des concepts, considérés comme acquis, mais qui mériteraient d’être davantage questionnés. Expliquer le pourquoi manque souvent au tableau. Cela m’intéressait vraiment de voir si j’avais bien compris ces notions et si j’étais capable de les expliciter à mon tour, de manière simple et lisible. Et puis, ma maîtrise sur la philosophie du langage chez Henri Bergson était loin et j’avais toujours rêvé de faire de la recherche. Enfin, ce projet arrivait à point nommé. La période était difficile à New York en plein Covid. J’avais besoin de retrouver du sens à toutes les bonnes pratiques que j’essayais de mettre en place au Chambers. Je me suis lancée. J’ai commencé à écrire, à lire, à communiquer avec des gens fascinants… Ça m’a vraiment redonné un énorme boost d’amour pour les vins !
À commencer par les vins vivants, ceux que vous défendez de longue date comme sommelière et désormais comme auteure. Pourquoi cet engagement ? En quoi ces vins sont-ils, comme vous l’écrivez, sources particulièrement d’émotions, de partages, d’énergies ?
La magie du vin, fruit d’un travail attentif du vigneron, de la vigne au chai, réside dans sa capacité à capter, dans une boisson relativement stable, une bribe de la vie qui l’entoure et à la donner en partage. C’est cette énergie que je recherche. L’expérimenter vous reconnecte, consciemment ou inconsciemment, au vivant, dans l’instant. Je donne souvent cette métaphore pour expliquer mon propos : prenez un fruit d’une vieille variété, poussant naturellement dans un jardin, sans être traité. Récoltez-le et croquez dedans. Vous aurez en bouche un goût bien différent de ce qu’une variété ordinaire offre mais, surtout, expérimenterez un inconscient de vie autre. Au-delà des discours de grands anthropologues comme Bruno Latour et Philippe Descola, au gré de ce fruit comme d’un vin vivant, culture et nature ne font qu’un. La dichotomie traditionnellement opérée entre les deux ne tient pas. C’est cette expérience gustative-là, que chacun de nous peut vivre, qui me porte.
Le livre s’organise en trois parties, qui vont de la vigne au vin en passant par les notions de climat, de géologie et de terroir regroupées sous le nom de paysages. Des questions sensibles ici en Bourgogne. Selon vous, dans ce domaine, rien n’est figé…
Face aux changements climatiques et sociétaux en cours, des adaptations s’imposent. Pourtant, on continue d’entendre çà et là qu’il va être difficile de les mettre en place, au motif que telle pratique, telle notion, a toujours existé et que ce n’est pas maintenant, d’un coup de baguette magique, que l’on va la faire évoluer. Mais, ce n’est pas vrai. Le monde du vin n’a cessé de s’adapter au fil de temps. Prenez les A.O.C. : il semble impensable aujourd’hui de modifier leurs cahiers des charges. C’est oublié qu’il y a un siècle, les appellations n’existaient pas et que, ces cinquante dernières années, leurs cahiers des charges justement ont beaucoup évolué. Au nom de quoi de nouvelles adaptations seraient-elles impossibles aujourd’hui ? Cela nous empêche de penser correctement à de meilleurs lendemains. C’est là aussi l’un des objets de mon livre. Donc, pour répondre à votre question, il ne s’agit pas de dire que les climats ou les terroirs ne sont pas importants – certainement pas – mais, de rappeler que, dans ce domaine comme dans d’autres, rien n’est figé… Et ce n’est pas moi qui le dis, mais toute une série de chercheurs de renom, puisque la Bourgogne a la chance d’être l’une des régions viticoles les plus étudiées au monde sur ces questions.
Quelles solutions envisagez-vous pour mieux appréhender les défis à venir ?
Concernant les A.O.C. et, au-delà, les terroirs, il me paraît primordial qu’ils intègrent davantage la notion de microbiote. Comment dire qu’un vin est qualitatif et représentatif d’une région sans évoquer les bactéries et les levures vivant dans ses sols ? Cela permettrait de pouvoir préserver ces dernières et donc de continuer à bénéficier de leurs bienfaits : des baies capables d’être transformées et d’exprimer l’identité d’un lieu. Dans cette optique, solliciter des personnes comme Marc-André Selosse et d’autres agronomes qui pensent la vie des sols serait bienvenu.
Vous êtes optimiste sur notre capacité à nous mobiliser ?
Nous devons changer radicalement d’approche : oublier la recherche systématique de bénéfices à court terme qui épuise nos ressources au profit d’une vision plus long-termiste, privilégiant la préservation du vivant. Ce n’est pas simple. J’en ai bien conscience. Cela impose plus d’humilité. Un vigneron éclairé me confiait un jour : « ce n’est pas l’homme qui fait le vin, ce sont les levures et les bactéries ! » De fait, cela suppose aussi de considérer la vigne non pas comme un outil de production, mais comme un compagnon vivant du travail. Ce n’est pas la même chose. Reste que je suis confiante. Partout dans le monde, des gens œuvrent pour trouver des solutions. Et au-delà de ces cas, parfois isolés il est vrai, chacun de nous peut agir, à sa façon. Les relais sont légion. Prenez l’Athenaeum par exemple. Le fait que vous souteniez les livres sur le vin, français comme internationaux, que vous invitiez leurs auteurs à présenter leur ouvrage, et que vous proposiez, côté cave, les bouteilles de vignerons attentifs et engagés participent de cette dynamique. Idem pour les consommateurs que nous sommes. Nous avons tous la possibilité, par nos actes d’achat, d’être soutiens, à notre tour.