À l’occasion des 100 ans de la célèbre maison d’édition, retour sur son histoire et une conception pour le moins singulière des livres de cuisine…
Comment est né Phaidon ?
À Vienne, en 1923, grâce à trois intellectuels autrichiens. De vrais humanistes. C’est-à-dire des hommes de grande culture classique. De fait, leur volonté initiale était de se consacrer pleinement aux sciences humaines. Jusqu’à ce que, soucieux de se différencier, ils publient, dans les années 1930, un premier livre d’art. Une somme sur Van Gogh, en trois langues, destinée à un large public. Un tournant. Désormais, rendre accessibles, de par leur contenu, leur qualité et leur prix, des ouvrages d’art jusque-là réservés à une élite devient leur cheval de bataille.
Et ensuite ?
Après que Phaidon ait été transmis aux enfants et aux petits-enfants de ses fondateurs, puis racheté par de grands groupes, l’entreprise est finalement acquise, aux débuts des années 1990, pour une livre symbolique, par Richard Schlagman. En homme d’affaires averti, lui mesure tout de suite la pertinence de l’approche de la maison. Il investit, modernise et lance, entre autres, un nouveau livre manifeste : Le musée de l’art. Un abécédaire des 500 plus grandes figures de l’art depuis l’Antiquité. Bien que décrié par tout le gotha qui juge vulgaire de faire cohabiter sur une même double-page un peintre de la Renaissance et un sculpteur contemporain, l’ouvrage est un véritable succès. Une nouvelle confirmation que la différenciation, l’innovation et l’accessibilité paient.
Derrière ces mots, quels sont concrètement les facteurs clés de succès de Phaidon ? En 2003, dans une interview au Monde, la directrice éditoriale de l’époque parlait de la nécessité de raisonner en termes de marchés mondiaux et non régionaux, d’avoir son propre réseau de représentants et de développer une charte graphique identifiable. Vous confirmez ?
Tout cela reste parfaitement d’actualité. Prenez par exemple cette notion de design. À l’aube du XXème siècle, Phaidon est l’un des premiers éditeurs à embaucher un directeur artistique de renom – en l’occurrence Alan Fletcher, le cofondateur de l’agence Pentagram -, pour définir une charte graphique et veiller à sa bonne application au fil des publications. Aujourd’hui encore, ce poste reste clef au sein de notre organisation et la cohérence du design de nos livres essentielle.
Dans ce domaine, de nombreux éditeurs vous ont suivi depuis. Qu’est-ce qui aujourd’hui différencie Phaidon de ses concurrents ?
La qualité de nos ouvrages d’abord. Elle ne saurait être bradée dans le seul objectif de les rendre accessibles en prix. Nous mettons un point d’honneur à éditer de beaux livres. Cela implique le recours à des papiers choisis, une impression d’exception, des mises en page rythmées, des couvertures soignées… Notre culture très internationale ensuite. Le siège de Phaidon se situe à Londres ; notre P.-D.G. travaille depuis New York ; notre D.A., une Allemande, vit en Suisse ; moi, je suis français, basé à Paris ; nous avons des bureaux supplémentaires en Espagne, en Italie, en Allemagne… Chez Phaidon, plus de 20 nationalités collaborent au quotidien. L’idée est de confronter des idées et des avis divergents, de manière à apporter de la diversité et de la créativité. C’est très dynamique !
Et la gastronomie dans tout ça ? Quand s’est-elle invitée à la table de Phaidon ?
En 2005 ! Au hasard d’une rencontre avec les équipes de Domus, Emilia Terragni, notre directrice éditoriale des départements gastronomie et architecture, apprend que ce magazine de design italien détient les droits de La cuillère d’argent, notre Je sais cuisiner à nous de Ginette Mathiot. En clair, LE livre de cuisine ménagère que tous les Italiens se transmettent depuis des générations. Elle pressent immédiatement l’intérêt d’éditer ce recueil de 2.000 recettes en anglais, en français…, dans le respect bien sûr de l’ouvrage, mais avec notre charte à nous. Énorme succès…
D’autres ont suivi ?
Bien sûr ! Je pourrai citer La cuisine des pays nordiques, Japon ou, tout récemment, Afrique du Nord, au démarrage très prometteur, mais aussi les monographies de chef comme celles consacrées à Massimo Bottura, Ferran Adrià, René Redzepi…
Autant de titres qui témoignent d’une vraie vision, non ?
Effectivement, de manière générale, nous essayons de ne pas suivre les tendances existantes, mais plutôt d’anticiper les prochaines. Il s’agit de publier des livres que tout à chacun n’a pas forcément en tête, mais qui, au premier coup d’œil, suscitent l’envie. Du côté, des « bibles » de cuisine nationale, nous nous concentrons donc sur des pays dont la gastronomie, encore méconnue, intéressera les amateurs. Pour ce qui est des chefs maintenant, ils sont des milliers dans le monde à bien travailler. Pourquoi consacrer un livre à celui-ci plutôt qu’à tel autre ? Nous, nous nous focalisons sur les « game changers », de vraies personnalités à l’univers singulier dont la créativité contribuera demain à faire évoluer la gastronomie mondiale. Une fois le sujet choisi, son traitement nous importe tout autant. Là encore, nous nous distinguons. Pas question d’aligner les fiches recettes. Non, nous veillons à explorer l’univers en question, à contextualiser chacune des préparations… Nos livres sont conçus pour être lus de bout en bout, pour transporter. Tout cela prend du temps. En moyenne, près de 3 à 4 années sont nécessaires pour éditer un ouvrage de cuisine…
Avec une organisation aussi éclatée, comment est prise la décision de lancer tel ou tel titre ?
Tous les mois, des « publishing meetings » ont lieu. Ils réunissent à distance une vingtaine de personnes : notre P.-D.G., les directeurs des principaux bureaux comme moi, les responsables marketing et communication, la directrice de fabrication, les différents commissioning editors… L’occasion pour eux de présenter, à tour de rôle, les projets d’édition qu’ils portent en précisant pour chacun le sujet, l’auteur, le photographe choisis, le nombre de page envisagé compte tenu de la cible visée, le budget estimé… Suivent un débat argumenté et la décision, projet par projet, de l’accepter, de le décliner ou de l’amender.
Que représente aujourd’hui le département gastronomie chez Phaidon ?
Un tiers de nos ventes. C’est beaucoup. À nous de rester vigilants. Sur un marché concurrentiel et saturé à outrance, il est devenu de plus en plus complexe d’arriver à nos fins.
Que nous préparez-vous du coup pour les mois à venir ?
En gastronomie, une dizaine de titres sortiront d’ici fin 2024. Parmi eux, un nouvel ouvrage consacré à Massimo Bottura et à sa maison d’hôtes de Modène. Une façon de comme chez soi rêvé, mais chez lui, au gré de sa collection d’art moderne, de son salon aux 3.000 vinyles et platine, de ses fourneaux et de ses passages surprises durant lesquels il mitonne, sur le pouce, un festin à l’italienne. Une « bible » de la cuisine anglaise, éditée il y a deux ans, sera traduite en français. Des livres sur la gastronomie coréenne, perse et levantine seront également publiés. Tout comme un nouvel ouvrage sur 200 cocktails signatures, aux recettes simples… Nous aurons de quoi faire !