Rural !, Les mauvaises gens, Les ignorants… : depuis ses débuts, cet auteur de bandes dessinées documentaires décortique notre monde, sous un prisme nouveau pour chacune d’elles. Rebelote avec Loire, une fiction à tiroirs riche d’enseignements…
Vous inscrivez le monde réel au cœur de vos bandes dessinées. Pourquoi ce choix ?
Opposer l’imaginaire à la réalité n’a pas de sens. L’un se nourrit de l’autre. À bien des égards, la fiction éclaire le monde dans lequel nous vivons, comme le fait la non-fiction. C’est sur ce constat que j’ai signé Rural ! en 2001 : la chronique d’un coin de campagne, en pleine tourmente, après que ses habitants aient appris le tracé d’une autoroute sur leurs terres. Un nouvel espace pour des livres de bande dessinée conçus comme des reportages ou des documentaires s’ouvrait. Je l’ai exploré, nous n’étions pas si nombreux à l’époque et, en vingt ans, ce genre a pris un essor considérable. Et puis, je vois dans cette démarche un moyen de faire venir à la bande dessinée des personnes qui jusque-là ne s’y intéressaient pas. C’est l’un des sujets de Les ignorants. Le récit d’une initiation croisée, celle de Richard Leroy, vigneron, qui n’avait quasiment jamais lu de bande dessinée et de moi-même qui ne connaissait pas grand-chose au monde du vin…
En amont, un important travail de documentation est donc chaque fois nécessaire…
La bande dessinée est une pratique particulièrement chronophage… Avec ce genre, elle impose en plus de se documenter dans les moindres détails et réclame donc du temps supplémentaire pour aller sur le terrain, rencontrer les protagonistes, les interviewer… Il vaut mieux être véritablement porté par le sujet choisi et avoir trouvé un éditeur qui accepte de travailler sur le temps long, en y allouant les moyens nécessaires.
La démarche s’avère d’autant plus prenante que vous êtes un dessinateur et un scénariste exigeants. Aux images très travaillées répondent des textes tout aussi ciselés. Comment composez-vous avec les unes et les autres ?
La bande dessinée, c’est la cohabitation permanente des images et des mots. Nous dessinons, c’est évident, et nous écrivons, c’est peut-être moins visible. Dans ce dernier domaine, je compose avec deux types d’écrit : des dialogues, d’une part, et des réflexions ou des commentaires, d’autre part. Aux premiers, je prête un style direct, vif, celui du parler simple, de la langue orale. Aux seconds, j’accorde une attention particulièrement accrue. Le langage est plus soutenu, plus argumenté, plus solide. Il en est exactement de même pour les images. Certaines, fugaces, en mouvement, se dessinent d’un trait, tandis que d’autres, plus posées, plus contemplatives, requièrent davantage de travail.
Pour autant, et cela surprend, vous tutoyez le lecteur…
Oui, je l’ai toujours fait. Il n’est pas ici question de familiarité, mais plutôt d’une certaine intimité, d’une forme de proximité que je souhaite instaurer avec la personne qui me lit. C’est comme ça que je conçois l’expérience de la bande dessinée. Moi, je ne fais pas de cinéma. Je ne m’adresse pas à 500 personnes réunies dans une salle, mais bien à un seul lecteur à la fois, dans ce lieu intime et modeste qu’est le livre.
Dans cette vision très réaliste de notre quotidien, la nature vous porte. C’est une nouvelle fois le cas avec Loire. Comment est né ce projet dans lequel le fleuve rythme le récit ?
De manière très simple : je vis avec elle. J’ai longtemps habité sur ses rives. Donc, je l’observe, la scrute, la parcours depuis toujours. Et force est de constater qu’elle est incroyablement mouvante. À l’heure où je vous parle, au plus fort de son débit, elle court à pleine puissance, alors qu’il y a quelques semaines à peine, elle était bien maigrelette et se faufilait péniblement entre les bancs de sable. Sans parler de ses tonalités, elles aussi très changeantes. C’est un formidable sujet pour un dessinateur !
Que les lecteurs ne se méprennent pas, vous ne portez pas un regard passif sur la Loire. Vous la liez habilement au parcours tumultueux d’un des autres personnages clefs de cette fiction…
Effectivement, ce livre, c’est une tentative de portrait d’un fleuve comme un personnage de bande dessinée. Loire raconte le retour sur ses rives de Louis, après qu’Agathe, une passion de jeunesse, l’ait invité à la rejoindre à l’endroit même où ils vécurent, des décennies plus tôt, des moments forts, mémorables, mouvementés. Bien des fois, dans ce récit nostalgique, Loire et Agathe se confondent. « En fait, tu sais, l’idée de la revoir me plaisait bien. », lance ainsi le cinquantenaire dès la première page…
C’est aussi un récit sur l’après-jeunesse, avec ses désillusions, ses convictions nouvelles… Quelle est la part de vous-même dans Loire ?
Il y a, à l’évidence, beaucoup de moi dans ce livre. J’ai 58 ans. J’ai grandi près de ce fleuve, dans une famille certes modeste, mais à une époque où on exploitait la nature sans se soucier des conséquences. La prise de conscience pour les gens de ma génération, est venue progressivement. À l’inverse, les 15/30 ans ont intégré immédiatement la finitude de ce monde dans lequel ils vont devoir vivre. Eux savent que le comportement prédateur qui fut le nôtre n’est plus tenable. Ils n’ont pas le choix. Ils doivent inventer un autre rapport au monde. Ce fossé générationnel, Loire le raconte, à travers le personnage de Louis, par exemple, et celui de la fille d’Agathe, Laure, ou de sa petite-fille, Zélie.
Et, pour demain, que préparez-vous ?
La promotion de Loire m’accapare pas mal. Il serait malvenu de s’en plaindre. L’accueil qui lui est fait est formidable. Le prochain livre prend forme dans un coin de ma tête, mais il patiente jusqu’à mon véritable retour dans mon atelier. Si Loire est une fiction, le suivant sera une non-fiction. Enfin, je crois.