Depuis les coteaux sud d’Épernay, il veille sans cesse à exprimer le plus justement possible toute la richesse du terroir de Pierry et de ses alentours, au travers de cuvées de champagne parcellaires ou d’assemblages et, plus récemment, de coteaux champenois. Interview.
Vous représentez la 3ème génération à la tête du domaine familial. Quel est votre héritage ?
Si ma grand-mère était déjà issue d’une longue lignée de vignerons, mon grand-père fut effectivement le premier Sélèque à lancer l’activité sous notre nom. Ceci dit, soyons francs, il travaillait davantage en polyculture : du lait, des céréales, un peu de bétail et, à la marge, de la vigne. Car, à cette époque, les vignerons avaient du mal à joindre les deux bouts. On oublie trop souvent qu’il a fallu attendre les années 1970 pour que le champagne commence à rencontrer un certain succès. De fait, c’est mon père qui fut pleinement à la manœuvre, de manière indépendante et non en coopérative.
Votre vocation vient donc de lui ?
Oui, d’une certaine façon… C’est lui qui a inauguré notre société de production de champagnes, gérant ainsi de A à Z toutes les étapes nécessaires à l’élaboration des vins. En reprenant, j’ai juste changé de direction. Lui a connu la grande époque des produits de synthèse qui facilitaient la vie à tout le monde et des champagnes achetés majoritairement par les particuliers – contrairement à aujourd’hui -, donc très grand public. Fort de mes diverses premières expériences, j’aspirais moi à produire des vins plus engagés, plus identitaires…
Justement, avant de rejoindre le domaine familial, vous avez arpenté le Nouveau Monde. Pourquoi ? Quels enseignements en avez-vous tirés ?
C’est d’abord mon B.T.S. à Bordeaux qui m’a ouvert les yeux. Là, j’ai pu découvrir d’autres vins que le champagne. C’est d’ailleurs le propre de cette nouvelle génération de vignerons champenois que de s’ouvrir à d’autres cultures, méthodes, régions et même pays. De mon côté, si je n’avais pas encore de convictions, j’ai très vite constaté que les anciens m’avaient parfois appris des choses quelque peu erronées. Ils pensaient maîtriser leur sujet, alors qu’une remise en question s’imposait. De ce point de vue, partir à l’étranger ne m’a pas forcément initié à de nouvelles techniques, puisque j’ai multiplié les stages dans de grosses maisons aux process industrialisés, comme Chandon. En revanche, cela m’a permis de préciser davantage mon ADN : pas de standards, ni de « produits » marketés… En 2008, dès mon retour à Pierry, je suis allé à la rencontre de gens comme Agrapart, Selosse, Rodez, Lahaye… et, juste à côté de moi, Aurélien Laherte. Lui avait plus d’avance sur moi. Il est plus ancien. Il avait déjà pas mal défriché. On s’est donné la main pour évoluer ensemble. Tel est l’un des autres atouts de cette nouvelle génération : en plus de son ouverture d’esprit, elle partage bien plus que nos aïeux.
La juste expression des terroirs s’inscrit au cœur de votre démarche. Dans cette quête, les coteaux sud d’Épernay et le village de Pierry en particulier offrent un formidable terrain de jeux, non ?
Ce terroir n’est pas aussi reconnu qu’il le devrait. C’est dommage. Pourtant, au XVIIème siècle Frère Oudart, chef de la Maison de Pierry, contribua avec l’aide de Dom Pérignon, sur le terrain, à la maîtrise de la méthode champenoise. Au point de vendre sa production au prix fort. La preuve que les vins de la région étaient renommés. Certaines grandes maisons ne s’y sont pas trompées, comme Taittinger et Deutz par exemple, mais dans une approche de marque davantage que de terroir… À mon échelle, j’ai voulu retravailler le parcellaire, pour montrer la richesse de nos terres. À la croisée des chemins entre la vallée de la Marne et la côte des Blancs, en pleine cassure du bassin d’Épernay, elles réunissent des argiles, de la craie, des sables, des marnes et, surtout, ces pierres meulières typiques. Et puis, les coteaux sud d’Épernay ne se cantonnent pas à Pierry. Il y a aussi Chavot, Moussy, Vinay, Vaudancourt… Soit 13 villages, avec un peu de pinots noirs et, majoritairement, des meuniers, tout en élégance, en fraîcheur, et des chardonnays, plus généreux que dans la côte des Blancs, avec pas mal de structure et de mâche, notamment à mi-pente.
À la vigne, qu’implique votre approche ?
Nous possédons 45 parcelles, nous essayons de nous adapter à chacune. À leur rythme. Année après année, nous apprenons à les connaître, à comprendre leur « personnalité ». En somme, ce sont presque 45 viticultures différentes qui sont mises en place. Appliquer une seule et même méthode partout n’aurait aucun sens. Certains îlots sont plus exposés, d’autres ont des capacités de rétention d’eau moindres… Et, avec les changements climatiques, ces différences s’accentuent. Toutefois, nous ne sommes pas en mesure de nous investir de la même façon dans toutes nos parcelles. Priorité donc à notre terroir de prédilection qu’est Pierry. Sans oublier les vignes acquises sur Vertus ou encore celles des coteaux est d’Épernay. De quoi nourrir nos grandes cuvées que sont Quintette et Partition. Tout cela, à condition de récolter à maturité bien sûr. Cela, je ne l’avais pas forcément appris… Il y a même en Champagne une tendance à courir après l’acidité. Pourtant, à y regarder de près, les plus grands millésimes enregistrés ont été les plus mûrs. De fait, nous privilégions une certaine maturité. Avant, les vignerons du village terminaient de récolter quand nous nous commencions. Ça a beaucoup fait jaser. Maintenant, c’est passé…
Et au chai ? Vous parlez du respect d’un tempo lent…
Par rapport aux pratiques traditionnelles champenoises, nous avons effectivement tendance à prendre le temps. Surtout avant la mise en bouteille. Contrairement aux idées reçues, je ne crois pas que le champagne se fasse principalement dans son contenant de verre. Ce n’est qu’une partie de l’équation. Il faut déjà vinifier un vin avant de vinifier un champagne. Au domaine, nous travaillons donc plutôt sur des processus naturels d’élevage et de décantation, afin de laisser le temps au vin de se travailler ; quand mon père, lui, recourait aux filtrations et aux passages au froid, pour mettre en bouteille en février, après les vendanges… Une approche plus économique que sensible. Nous, nous sommes sur des élevages d’un peu plus de 10 mois en fûts et en cuves, sur lies, sans filtration, avec seulement un soutirage. Derrière, en bouteille, nous essayons aussi de prolonger les élevages, grâce à de nouvelles caves permettant de stocker davantage et de faciliter cet effort…
La gamme Soliste dédiée à une parcelle/un cépage exprime parfaitement votre démarche. Du coup, comment composez-vous avec vos autres champagnes issus, eux, d’assemblages ? L’approche est différente…
Champagne rime avec plaisirs et partage. Faire uniquement des vins parcellaires et donc, dans un sens, « cérébraux », ne se prêterait pas à tous les moments de dégustation. Solessence représente, dans cette optique, le champagne par excellence, celui à apporter partout, y compris chez des amis qui ne sont pas connaisseurs. Et puis, ces cuvées ne sont pas forcément les plus faciles à élaborer. Elles réclament une démarche cohérente sur l’ensemble du vignoble et du domaine. Non, faire bon sur un certain volume, dans le respect de notre identité et d’une certaine universalité, à un prix relativement accessible, demeure à l’évidence compliqué.
Autre manifestation de votre souci d’expression des terroirs, l’élaboration de trois cuvées de coteaux champenois. Qu’est-ce qui vous a pris ? Pourquoi ce pas de côté ?
Ma femme me dit toujours que nous ne buvons pas assez de champagne à la maison ! C’est vrai, je bois beaucoup de vins d’autres régions que la nôtre. Depuis 2015, je me fais donc surtout plaisir à moi-même en élaborant ces cuvées et en m’ouvrant ainsi l’esprit. Je teste… D’abord, ça a été les pressurages, typiquement champenois ; puis, d’anciens cépages comme le petit meslier ; ensuite, des petites macérations ; maintenant, la taille pour avoir des concentrations différentes… Ces coteaux champenois m’aident à comprendre comment aller plus loin dans une juste expression de nos terroirs. Certes, le travail demandé et les étapes clefs diffèrent, mais cela donne du grain à moudre sur l’ensemble.
Pour terminer sur une note plus légère, d’où vous vient cette passion pour des noms de cuvée musicaux ?
Nous sommes tous un peu musiciens dans la famille. Mon grand-père chantait beaucoup. Plus jeune, mon père jouait dans un orchestre. Moi, je faisais du piano puis de la guitare. Mes enfants se sont mis à la musique… Elle permet de développer notre sensibilité. Et, dans le vin, il en faut pour trouver sa voie.
Éclairage: le match Champagne versus Bourgogne
Au terme d’une longue mission de défrichage commandée à deux historiens universitaires, Pierre du Couëdic, directeur de l’Union des Producteurs et Élaborateurs de Crémant de Bourgogne (UPECB), revient sur plus de deux siècles de « gentilles querelles ». Autant de manifestations de la richesse de l’histoire des effervescents bourguignons. Étonnant…
« La Bourgogne, elle-même, ne connait pas très bien l’histoire de ses vins effervescents. Elle l’a oubliée ou ignorée », constate Pierre du Couëdic. Car, non, celle-ci ne débute pas en 1975, avec la naissance de l’AOC crémant de Bourgogne. Loin de là. Des vins « moustillants » bourguignons sont recensés dès la deuxième moitié du XVIIIème siècle. Un peu plus tôt, sous Louis XIV, les vins de Bourgogne ont même les faveurs de la cour du roi… Résultat ? Champagne 0 vs Bourgogne 1.
« Au XIXème siècle, c’est tout l’inverse ! » Pourtant, les effervescents bourguignons ne déméritent pas. La plupart des producteurs et négociants de vins de la région prennent l’habitude de les travailler, et ce, dans le respect de leurs terroirs. Fleurissent ainsi des Clos des Mouches Crémant et autres pétillants signés La Romanée ou Clos de Vougeot. Plus d’une quarantaine de climats sont concernés. Au-delà de ces vins de lieux-dits, c’est toute une filière qui mise sur la bulle. « Dans les années 1850, à Nuits-Saint-Georges, la Maison Lausseur met ainsi en place un outil de production et de commercialisation de plus de 300.000 bouteilles d’effervescents par an ». Et cette tendance ne se cantonne pas aux blancs ! C’est la grande époque du sparkling red Burgundy, dont le rayonnement à l’international lui vaudra, des dizaines d’années plus tard, de donner son nom à un modèle mythique de guitare Gibson. Insuffisant, néanmoins… Les champagnes s’imposent, dans le même temps, comme les rois des bulles, au point de stopper nettes les ambitions des producteurs de vins effervescents de Bourgogne. Suite au décret-loi de 1935, les 1ers obtiennent une AOC, pas les 2nds… Champagne 1 vs Bourgogne 1.
Au lendemain de la guerre, le pays est en reconstruction. Le manque de perspectives des vins mousseux incite les Bourguignons à les délaisser. Jusqu’à l’obtention de l’AOC en 1975. « Un an plus tôt, la production annuelle de Bourgogne mousseux s’élevait à 4.000.000 de bouteilles. Aujourd’hui, celle des crémants de Bourgogne est de 23.000.000, faisant ainsi de cette AOC la 3ème de Bourgogne en volume. » Et ses ambitions ne s’arrêtent pas là. Dans le match qui l’oppose au champagne, nouveau bras de fer. Alors que ce dernier a obtenu de l’INAO le droit de réaliser des vins effervescents de terroir, le crémant de Bourgogne, lui, se l’est refusé. Pour l’instant… Un comble à l’heure où Louis Picamelot, Louis Bouillot, la Veuve Ambal comme plein d’autres renouent avec une pratique séculaire. À suivre donc.