Dans son nouveau roman, paru chez Albin Michel, Claire Berest dissèque la vie d’un homme en route vers la folie. Trois jours après le début du récit, Étienne tue sa femme, Vive, de 37 coups de couteau. Comment ce couple si solide et amoureux en est-il arrivé là ? Premiers éléments de réponse, en forme d’interview, avant la venue de l’auteure à l’Athenaeum le 12 octobre prochain…
Comment vous est venue l’idée de ce roman : l’époque, votre goût pour les faits divers, une histoire en particulier… ?
Un peu de tout ça, sans doute. Je suis effectivement fan de faits divers depuis l’enfance. Mais, surtout, avec le temps, je m’aperçois que certains thèmes se retrouvent systématiquement dans mes livres. Il s’agit là de lieux d’écriture que j’ai envie d’aller fouiller encore et encore : le couple, son espace intime, dans tous ses recoins, lumineux comme sombres, et le ressort romanesque, le vertige de la bascule, le fait que, en une seconde, une vie peut chavirer, pour le meilleur ou pour le pire. Le féminicide réunit l’un et l’autre, de la manière la plus radicale, la plus définitive qui soit. Il était dès lors évident que je devais me plonger dans ce sujet.
Dans votre livre, la notion du couple est effectivement interrogée avec force : chacun de nous peut se reconnaître dans Étienne ou Vive…
Un fait divers, quel qu’il soit, soulève d’entrée deux questions, dans le même mouvement : « est-ce que je pourrais être la victime ? », suivi de « est-ce que je pourrais être l’auteur ? ». Ce ressort de notre rapport à de tels évènements est à la fois très profond et sain, puisqu’il n’est pas question ici de voyeurisme, mais plutôt d’altérité. Dans le cadre d’un homicide conjugal, ce questionnement interpelle d’autant plus que nous avons, pour la plupart, une expérience intime du couple : nous sommes en couple, nous l’avons été, nous rêvons de l’être…
Cette projection est d’autant plus forte que le couple que forment Étienne et Vive semble très commun, très ordinaire…
Étienne n’a effectivement aucun antécédent de violences, ni physiques, ni psychologiques. Son couple est somme toute classique, comme il en existe des millions, avec des agacements, des disputes, mais sans coercition, sans emprise. Il était très important pour moi de poser cette limite dans le roman. Quand je me suis plongée, durant des mois, dans de longues recherches sur les homicides conjugaux, j’ai remarqué que, en France, sur les 120 à 130 femmes tuées chaque année sous les coups de leur conjoint, plus de la moitié, voire les deux tiers, de ces meurtres ne témoignent, apparemment, d’aucun antécédent de violences conjugales ; ce qui ne minimise en rien le drame de ces dernières contre lesquelles la société doit se mobiliser.
À propos de vos recherches, justement, en dehors de l’absence d’antécédents de violences conjugales, que vous ont-elles appris sur le profil des auteurs de féminicide et donc sur le personnage d’Étienne ?
Au gré de mes recherches, plusieurs réalités, contre-intuitives d’ailleurs, m’ont frappée. D’abord, le fait que les homicides conjugaux surviennent dans des couples de plus de 10 ans, de ceux qui sont installés, se connaissent, ont vécu longtemps unis. J’ai donc construit le couple d’Étienne et de Vive sur cette base : ils sont ensemble depuis 10 ans. Ensuite, en décryptant un certain nombre de passages à l’acte, je me suis rendue compte que l’adultère était rarement le fautif. On est loin du vaudeville du XIXème siècle. Enfin, la mécanique de ces féminicides n’est pas uniquement liée à la sphère du couple. Bien sûr, il y a des différends, mais s’y ajoutent souvent, du côté des futurs assassins, des problèmes professionnels, financiers, familiaux… Comme si une pieuvre tentaculaire avait fait son nid dans toutes les sphères de leur vie, au point que leur masculinité s’en trouve atteinte et qu’ils se sentent pris en tenaille, de tout côté. De fait, j’ai placé Étienne dans une situation où il a dû accepter un temps partiel, où il a l’impression que son travail n’est pas reconnu à sa juste valeur, où son couple vit au-dessus de ses moyens… Cela n’excuse rien. Mais, pour essayer de comprendre, sans jugement moral, l’incompréhensible, il faut avoir en tête cette somme d’humiliations et de frustrations qui laisse penser aux auteurs de ces crimes que leur conjointe a des raisons de les quitter, de leur échapper… Les spécialistes parlent de « crime de propriétaire ».
Vous parliez de votre volonté de ne pas juger : c’est la raison pour laquelle vous avez choisi de vous placer dans la tête de l’assassin, en l’occurrence d’Étienne ?
La littérature n’est pas là pour distribuer les bons et les mauvais points. Elle n’est pas là pour dire comment se conduire ni juger les actes des hommes. Elle est là pour accompagner ces actes. Il était donc très important pour moi de marcher dans les pas d’Étienne et de Vive. Bien sûr, il commet un acte absolument monstrueux, qui nous glace tous. C’est tellement évident : le projet n’était pas là. Non, il s’agissait en fait de les suivre en toute honnêteté littéraire, sans être dans le jugement moral. Dans cette logique, je devais me mettre dans le corps d’Étienne, pour essayer d’être au plus juste, la plus honnête possible, et avec ce personnage et avec le lecteur qui voudrait bien ouvrir ce livre.
Cette honnêteté est telle que le lecteur, en bien des points, se reconnaît en Étienne. Cette identification était volontaire ?
Oui, c’est un des ressorts du livre. Au contact des faits divers, j’ai constaté que, après de longues traques en particulier, les meurtriers sont assimilés à des Golem, des êtres dépourvus de toute humanité au regard de la monstruosité de leurs actes. Et puis, au cours de leur procès d’assise, la banalité de ces personnes et des raisons de leur bascule se fait jour. Ce paradoxe est un vertige absolu, qui me fascine et que j’avais à cœur de déployer dans mon texte, au point de pouvoir exprimer un peu de tendresse pour Étienne. Notre humanité est là, dans notre capacité à prendre en charge tout le récit d’une personne. Tel est le lieu du roman, de la littérature. Dans le cas présent, prendre avec soi la bascule – en un mot, la « com-prendre » – ce n’est pas l’accepter, l’excuser, mais continuer à faire un travail de réflexion sur l’altérité.
Au fil de cette réflexion, un petit détail frappe. Le lecteur butte dans l’écriture du roman sur des sauts à la ligne impromptus. Pourquoi ce parti pris ?
Je voulais être dans la tête d’Étienne, tendre vers cette idée de longues phrases comme un flux intérieur de pensées, la somme de ses interrogations, de ses obsessions… En même temps, Étienne vit un moment de son existence où tout déraille. Le long fleuve tranquille de son quotidien fait de petites habitudes va être mis à mal. Des ruptures apparaissent… Y compris dans l’écriture. Par ces sauts à ligne inattendus, celle-ci mime les brisures intérieures d’Étienne. De la même façon que son langage se dégrade par moments, lui qui, d’ordinaire, fait particulièrement attention au choix de ses mots. L’écriture s’est en somme adaptée.
L’horreur dépasse l’acte lui-même. Il n’a pas droit à son récit. En interrogatoire, Étienne reste dans le déni…
C’est encore le résultat de mes recherches. Il apparait en effet que ces meurtriers sont souvent très bavards. Ils parlent beaucoup d’eux-mêmes, de leur enfance, de leur travail… Mais, sur ce moment précis de la bascule, la parole se désagrège. Tout le travail des policiers est là : réunir les conditions nécessaires pour libérer cette parole, ne plus être dans le déni et, donc, assumer, prendre en charge l’acte. De ce point de vue, la dernière page du roman est sans doute le début de ce récit-là…