Philosophe du droit, il signe en cette rentrée littéraire Une philosophie du vin. À l’occasion de sa participation à la 16èmeédition de Livres en Vignes, les 23 et 24 septembre prochains, Pierre-Yves Quiviger revient sur cette discipline et ses ambassadeurs avant de livrer quelques-unes de ses réflexions personnelles, ainsi que les noms de quelques jolis flacons propices à la méditation…
Qu’est-ce que cette philosophie du vin sur laquelle vous vous penchez ? Comment la définiriez-vous ?
Il est d’usage de se figurer la philosophie comme essentiellement métaphysique, voire parfois logique. Une discipline très formelle, s’intéressant uniquement aux idées, à ce qui transcende, à ce qui est au-delà du monde du réel. Or, dès son origine, la philosophie s’est aussi penchée sur des choses très concrètes. En attestent les premiers dialogues de Platon : des discussions pour définir le beau ou le bien qui s’appuient sur l’exemple même d’un tonneau ou encore d’une table. À leur image, le vin est un objet qui donne lieu à réfléchir. La philosophie du vin se définit donc comme une manière de se servir de l’une pour mieux comprendre l’autre. Il est d’ailleurs amusant de noter que, dans ce cas précis, la discipline et son objet ont pas mal d’affinités en commun. Tous deux invitent d’une certaine façon à s’élever, s’échapper, se transcender…
Comme votre livre l’explique, il ne s’agit pas là d’une discipline récente : d’illustres philosophes l’ont pratiquée par le passé ?
Oui, la philosophie du vin n’a pas 30 ou 40 ans d’âge. Si elle s’est structurée et développée récemment, avec la philosophie anglo-américaine, de nombreux écrits enthousiasmants sur le sujet datent de bien avant. Car, le vin passionne les philosophes depuis très longtemps, au point d’occuper une place centrale chez certains, de tout premier plan : de Platon à Clément Rosset, en passant par exemple par Montaigne.
Pourquoi la philosophie du vin s’est-elle surtout développée ces dernières décennies, et ce, chez vos confrères anglophones ?
Je vois deux explications à ces récentes avancées. Je ne saurais garantir que ce sont les bonnes, mais ce sont celles qui me viennent à l’esprit. La première tient à un texte de David Hume que je commente justement dans mon livre. Ce philosophe écossais du XVIIIèmesiècle y discute un passage de Don Quichotte dans lequel deux spécialistes dégustent le vin d’un fût. L’un lui trouve un goût de métal, l’autre de cuir de chèvre. Tous les spectateurs se moquent d’eux, jusqu’à ce que, le vin bu et donc le fût vidé, une petite clef, pendant à une courroie de cuir, apparaisse… Avec elle, une forme d’objectivité de la dégustation se fait jour. Ce texte devient célèbre et, partant du vin, finit par nourrir les discours afférant à sa philosophie. La deuxième explication peut paraître plus anecdotique, mais, à l’évidence, le vin passionne le monde, y compris les cultures anglaises et américaines, et en particulier leurs intellectuels. À titre d’exemple, si vous vous rendez dans l’une de leurs universités de renom, vous serez surpris par le prestige qui entoure un universitaire en particulier : celui en charge de la gestion des caves des lieux !
Pourquoi le philosophe du droit que vous êtes s’est-il emparé à son tour de cette discipline ?
Pas de véritable explication cette fois ! Il se trouve que je voue une passion aux vins depuis près de 30 ans maintenant. En 1994, ils commençaient déjà à m’intéresser fortement. Trois ans après, je devais choisir une spécialité en philosophie. Après avoir longuement hésité entre mathématique et droit, j’optais finalement pour cette dernière discipline. Mais, le vin n’a joué aucun rôle dans ce choix et, réciproquement, je ne crois pas que les compétences acquises en philosophie du droit aient nourri ma passion pour le vin. En revanche, dans leur relation au vin, droit et philosophie partagent une forte inclination pour la définition tout comme l’objectivité, et il m’est arrivé d’aborder le vin également comme philosophe du droit. Certaines pages du livre en témoignent d’ailleurs. Bref, me voilà donc un passionné de vin qui a décidé aussi de l’étudier en tant que philosophe – assez tardivement, je le reconnais, puisque ce livre est ma première contribution à cette discipline – et un philosophe du droit, plus ancien et confirmé, lui.
Vous ne vous intéressez pas qu’à l’histoire de la philosophie du vin. Bien au contraire. Toute la première moitié de votre ouvrage est consacrée à vos propres réflexions : déguster à l’aveugle ou pas, boire seul, l’essence du vin… Deux d’entre elles ont tout particulièrement retenu notre attention : l’ivresse tout d’abord. Vous en vantez les vertus, à condition qu’elle soit maîtrisée…
L’ivresse interpelle beaucoup les philosophes du vin, souvent plus que ce dernier d’ailleurs. Si bien que j’ai toujours éprouvé de la méfiance pour cette notion. Au point de distinguer deux groupes d’amateurs de vins : ceux qui en apprécient aussi l’ivresse et ceux qui rêvent d’y échapper pour pouvoir savourer à l’infini leurs breuvages. Si je me sens plus proche de cette seconde catégorie de personnes, je ne peux pas croire que le vin serait le même sans ivresse. Aussi, je plaide pour que cette dernière reste maîtrisée, tant il me paraît utile d’apprendre à connaître le vin d’une part, mais aussi à contrôler ses effets sur notre corps, notre esprit, d’autre part. C’est au fond moins l’idée de boire avec modération – évidemment souhaitable – qui est prônée là que de savoir maîtriser sa relation à l’ébriété. Lorsqu’elle reste légère, sous contrôle, celle-ci peut alors se révéler positive. Si vous êtes un peu timide, que vous êtes parfois mal à l’aise en soirée, vous l’êtes moins après un verre de vin. De la même façon, lorsque vous peignez ou écrivez, les effets de l’alcool peuvent aider votre esprit à vagabonder, à galoper… Il y a de très belles pages de Charles Baudelaire sur la force du vin qui enivre légèrement et qui donne alors à découvrir des territoires où l’esprit ne se serait sans doute pas aventuré sinon.
Le chapitre consacré à la religion nous a enthousiasmés à son tour. Vous y présentez une « religion du vin ». De quoi s’agit-il ?
J’ai voulu prendre de la distance. Nous, les amateurs de vin, avons une fâcheuse tendance à le considérer comme la chose la plus importante au monde. Cela a deux conséquences plus ou moins perverses. D’une part, une certaine incapacité à comprendre que d’autres réalités, très différentes, existent. Il n’y a rien de plus pénible que de voir l’un d’entre nous insister lourdement auprès de son voisin de table, par exemple, pour qu’il accepte enfin de se laisser tenter par un verre de vin que sa religion, sa santé, ses goûts… lui interdisent de boire. D’autre part, les effets de mode : ici, la consécration d’une poignée de spécialistes ; là, l’emballement que provoque chacune de leurs recommandations. Des bouteilles voient ainsi leur prix multiplier par 20, 30, 40 en à peine 18 mois, après que tel expert reconnu les ait encensées… Tout cela frise le ridicule.
Dans votre ouvrage, vous parlez de vins de méditation : en existe-t-il qui nourrissent vos réflexions ?
La question est difficile. Tout d’abord, j’ai plutôt l’habitude d’écrire sans avoir bu au préalable. En revanche, comme tous les philosophes j’imagine et, de manière plus large, les intellectuels, je ne m’arrête jamais de travailler. Tout est prétexte à philosopher. Dans ce cadre-là, de très nombreux vins me font réfléchir. Ce sont ceux, en général, qui me surprennent, ceux dont la complexité, la densité, la force permettent d’alimenter mes méditations. Cet été par exemple, trois vins m’ont donné à penser. Le premier est un Chambolle-Musigny, les Fuées, 2007, de Jacques-Frédéric Mugnier. Une référence, tout à fait à la hauteur de son prestige. Moins connu, le second, un vin orange de 2011 signé Dario Princic, m’a cueilli à son tour par son équilibre si particulier. Le troisième, Vi Si Num, en 2011 également, a été élaboré par Alain Castex, un vigneron du Roussillon décédé cette année, en juin. Boire le vin, encore vivant, d’une personne disparue a quelque chose de profondément émouvant…