Ferments de Yannick Alléno

Avec la journaliste et historienne de l’alimentation Marie-Claire Frédéric, le chef aux 6 étoiles Michelin, rien qu’au Pavillon Ledoyen à Paris, vient de co-signer ce plaidoyer pour un retour en cuisine de la fermentation. Passionnant…

Questions…

Ce livre cache bien son jeu. Derrière son sous-titre Réflexions d’un cuisiner, chacun imagine un longue litanie en forme de cours magistral sur des airs de « moi, je ». Rien de tout cela ici. En à peine 80 pages, Yannick Alléno, tel un Candide, partage surtout ses questionnements et expérimentations sur une transformation des plus complexes. Auprès de la spécialiste de la fermentation, Marie-Claire Frédéric, mais aussi de chocolatier, boulanger, fromager…, le chef est en quête de réponses après qu’une assertion du vigneron Michel Chapoutier ait jeté le trouble. Un jour de vendanges 2014, celui-ci lui affirme que « seuls les produits fermentés peuvent faire valoir le terroir ». Un choc. Lui a toujours veillé à travailler au plus près des produits, à respecter et à exprimer leur quintessence. Par la cuisson bien sûr, et plus récemment grâce à la mise au point d’une technique d’extraction brevetée, permettant aux arômes de se concentrer sans réduction par la chaleur, mais sous l’effet du froid. Si les dires de Michel Chapoutier se vérifiaient, un pas de plus vers la révélation du goût pourrait être faite. Peut-être, mais comment ? Quels liens existe-t-il entre terroir, fermentation et goût ? Et, le cas échéant, comment les respecter aux fourneaux ?

… Réponses

Au fil d’échanges nourris d’exemples concrets et de quelques recettes, Yannick Alléno et Marie-Claire Frédéric avancent petit à petit leur pion. Un work in progress en somme, riche de ses hypothèses et de leur vérification. Si, sur une année donnée, deux vignerons voisins, aux pratiques similaires, ne produisent jamais des vins identiques ; si tous les fromages d’une même AOP ne se ressemblent pas non plus, alors qu’un cahier des charges commun les régit, comment ne pas y voir une contribution de la fermentation au goût ? À l’évidence, elle l’enrichit, le complexifie. Mieux, elle lui apporte une sensation de plénitude. C’est ce fameux umami japonais, défini par Kikunae Ikeda en 1908. Et pour cause, les travaux de ce chimiste japonais le prouvent : les composantes de cette 5ème saveur se trouvent naturellement dans les produits fermentés. Ils leur confèrent une profondeur accrue, une nouvelle longueur d’onde. Voilà pour le lien entre fermentation et goût. Et l’expression du terroir, alors ? Ce sont les bactéries ou micro-organismes nécessaires à cette transformation qui l’impriment. Puisqu’ils se sont nourris de la terre en question, ils renforcent cette identité du produit via la fermentation. Très bien, mais la cuisine dans tout cela ? Fait-elle bon ménage avec les ferments ? Oui et non, au regard de son histoire. Alors que, dès l’Antiquité, le garum, une sauce de poissons fermentés, est monnaie courante, que le faisandage des viandes est plébiscité par Brillat-Savarin et Grimod de La Reynière, que plusieurs recettes de saumures rythment les écrits d’Escoffier…, le mot « fermentation » n’apparaît nulle part. Son mécanisme est méconnu… Jusqu’aux travaux de Louis Pasteur, synonymes malheureusement d’un hygiénisme à tout crin, au point que, dans les années 1970, le 6èmecommandement de La Nouvelle Cuisine initiée par Henri Gault et Christian Millau est sans appel : « Tu éviteras marinades, faisandages, fermentations, etc. ». Mais alors, pourquoi et comment redonner à ces transformations leurs lettres de noblesse ?

Espoirs !

« Le propos de notre livre comme du précédent (ndlr Sauces, chez Hachette Cuisine) n’est pas de dire que c’était mieux avant. Comme j’ai œuvré pour la réhabilitation des sauces, il m’a semblé nécessaire de retrouver ces savoir-faire anciens afin d’en créer de nouveaux adaptés à notre époque ; de comprendre les principes pour élaborer de nouvelles pratiques ; et peut-être même de créer de nouvelles saveurs. Il s’agit de trouver le moyen d’adapter la fermentation à la cuisine d’aujourd’hui afin de préparer celle de demain », écrit Yannick Alléno. Or, de ce point de vue, le fermentation ne manque pas d’atours. Par nature, elle supprime le recours aux conservateurs, exhausteurs et autres glutamates, elle réduit les besoins de sel et d’épices, elle aide à diminuer la surconsommation et le gaspillage en prolongeant la conservation des aliments et en utilisant leurs rebus, et elle ne réclame aucune énergie pour sa mise en place. Il s’agit là d’une véritable « écologie du goût », notent les auteurs. À condition d’apprendre à la travailler en cuisine, de façon à respecter l’identité des produits fermentés. D’accord, mais comment ? Les exposer à des cuissons élevées, qui plus est longtemps, n’a pas de sens. Cela détruirait toutes les saveurs révélées, contrairement au procédé d’extraction mis au point par le chef. En cuisant les ingrédients à la juste température, lui les préserve. L’idée de fusionner fermentation et extraction s’impose donc. Mais dans quel ordre et selon quels protocoles ? Et de se lancer dans toute une série d’expériences. À commencer par la fermentation de céleri-rave de 4 provenances distinctes, chacun selon 4 méthodes différentes, suivie de leur extraction. Résultats ? Un céleri belge riche de notes acidulées, citronnées et fruitées ; un autre, normand, très pain grillé, noisettes et graines de lin… Sans parler des essais de fermentation après extraction, qui permettent de réaliser des « limonades de légumes », par exemple aux coings et grains de kéfir, voire des « bières de légumes » ! Autant de preuves d’une créativité folle au service d’une complexité renouvelée, et avec eux d’un nouveau champs des possibles. Vivement demain !